J.B. Rouf Et variant leurs formes afforties,
De ce grand Tout animer les parties. Le Ciel reçut en fon vaste contour Les feux brillans de la nuit et du jour: L'air moins fubtil assembla les nuages, Pouffa les vents, excita les orages: L'eau vagabonde en fes flots inconftans Mit à couvert fes muets habitans: La Terre enfin, cette tendre nourrice, De tous nos biens fage modératrice, Inépuisable en principes féconds, Fut arrondie, et tourna fur fes gonds, Pour recevoir la célefte influence
De doux préfens que fon fein nous dispense.
Ainfi des Dieux le fuprême vouloir De l'Harmonie établit le pouvoir. Elle éteignit par ce fublime exorde Le régne obfcur de l'affreufe Discorde. Mais cet effai de fes foins généreux Eût été peu, fi fon empire heureux N'eût confommé l'ouvrage de la Terre Par le bonheur des Etres qu'elle enferre. Aux mêmes loix elle les foumit tous. Le foible Agneau ne craignit point les Loups, Et fans péril il vit paître fur l'herbe
Le Tigre et l'Ours près du Lion fuperbe. Entretenus par les mêmes accords,
Tous les Mortels ne formerent qu'un corps, Vivifié par la force infinie
D'un même éfprit et d'un même genie, Et dirigé par les mêmes concerts, Dont la cadence anime l'Univers. Par le fecours de cette Intelligence, Riches fans biens, pauvres fans indigence, Ils vivoient tous également heureux, Et la Nature étoit riche pour eux. Toute la Terre étoit leur héritage; L'égalité faifoit tout leur partage: Chacun étoit et fon Juge et fon Roi;
Et l'amitié, la candeur et là foi Exerçoient feuls en ce tems d'innocence Les droits facrés de la Toute-puiffance. Tel fut le regne à la Terre fi doux, Que l'Harmonie exerça parmi nous. Du vrai bonheur nous fumes les fymboles, Tandis qu'exemt de paffions frivoles, Le Genre humain dans les fages plaifirs Sçut contenir fes modeftes défirs.
Mais cependant la Difcorde chaffée, Chez les Mortels furtivement gliffée, Comme un Serpent fe cachoit fous les fleurs, Et par l'efprit empoifonnoit les coeurs. Chacun déja s' interrogeant foi-même, De l'Univers epluchoit le fyftême:
Comment s' eft fait tout ce que nous voyons? Pourquoi ce ciel, ces aftres, ces rayons? Quelle vertu dans la terre enfermée Produit ces biens dont on la voit femée? Quelle chaleur fait mûrir fes moiffons, Et rajeunit fes arbres, fes buiffons? Mais ces Hivers, dont la trifte froidure Gerce nos fruits, jaunit notre verdure, Que fervent-ils? Et que fervent ces jours Tous inégaux, tantôt longs, tantôt courts? Ah, que la Terre en feroit bien plus belle, Si du Printems la douceur éternelle Faifoit régner des jours toujours réglés! Ainfi parloient ces Mortels aveuglés, Qui pleins d'eux-mêmes, et fortant des limites Par la Nature à leur Etre préfcrites, Ofoient fonder, fpectateurs criminels, La profondeur des fecrets éternels. Folle raifon! lumiére deplorable, Qui n' infinue à l'homme miférable Que le mépris d'une fimplicité Si neceffaire à fa felicité!
Par ce fuccès la Difcorde amorcée Conçut dès-lors l'orgueilleufe pensée
D'exterminer l'Harmonie et fes loix; Et raffemblant à fa fatale voix
Ces infenfés prêts à lui rendre hommage, Prit la parole, et leur tint ce langage:
Hé quoi, Mortels, c'eft donc affez pour vous De contenter vos appétits jaloux;
Et le bonheur des animaux fauvages Sera le feul de tous vos avantages? Car dans quel fens êtes-vous plus heureux? Comme pour vous, le Monde eft fait pour eux. Mêmes défirs, mêmes foins vous inspirent; Vous refpirez le même air qu'ils refpirent; L'Aftre du jour comme vous les chérit, Et comme vous la Terre les nourrit.' Repondez-donc! Quel bien, quelle opulence De votre rang peut fonder l'excellence? Notre raifon, direz-vous. J'en conviens. C'eft le plus grand, le plus doux de vos biens. Mais ce tréfor, cette flâme facrée, Quelle lumière en avez-vous tirée? L'invention de quelques arts dictés Par l'embarras de vos néceffités.
La faim cruelle inventa la culture
Des champs marqués pour votre nourriture.
Vous ne devez qu'aux rigueurs des faifons L'art d'éléver vos paifibles maifons; Et le befoin d'un commerce facile A rendu l'onde à vos rames docile. Votre raifon ne vous a rien appris, Qu'à captiver beffor de vos efprits; A regarder cet Univers fenfible Comme l'objet d'une étude impoffible; Ou tout au plus en voyant fes attraits, A refpecter les Dieux qui les ont faits. Mais fi ces Dieux, auteurs de tant de chofes, Avoient voulu vous en cacher les caufes, Vous auroient-ils infpiré ces élans,
Ce feu divin, ces défirs vigilans,
Et cette ardeur d'apprendre et de connoître, Qui conftitue et diftingue votre être? Souffrez qu' enfin vos yeux foient deffillés, Et fervez-vous des feux dont vous brillez. Pour feconder en vous un si beau zèle, J'amene ici ina Compagne fidéle : Morofophie eft fon titre adopté, Et fon vrai nom, la Curiofité. Recevez-la. Sa lumière divine Vous apprendra votre vrai origine. Vous connoitrez le principe et la fin De toutes choses; et vous ferez enfin, En lui rendant vos foins et votre hommage, Pareils aux Dieux dont vous êtes l'image.
A ce difcours, qui charme les Humains, Tout applaudit de la voix et des mains. Morofophie en tous lieux approuvée, Et fur un trône en public élevée, Dicte de-là fes oracles menteurs, Ses argumens, fes fecrets impofteurs: Et dans le monde inondé d'aphorismes, De questions, de doutes, de fophismes, A la Sageffe on vit en un clin d'oeil Subftituer la Folie et l'Orgueil. Mais pour fervir fa perfide maîtreffe, Le grand fecret de sa trompeuse addrefle Fut de remplir les hommes divifés De fentimens l'un à l'autre oppofés; D'embaraffer leurs efprits téméraires D'opinions et de dogmes contraites; Et d'anoblir du nom de verités Ce fol amas de contrariétés. De cette mer agitée, incèrtaine, Sortit alors la Difpute hautaine, Les yeux ardens, le vifage enflammé, Et le regard de colère allumé: Monftre hargneux, fuperbe, acariâtre, Qui de foi-même orateur idolâtre, Combat toujours, ne recule jamais, Et dont les cris épouvantent la Paix.
J.B. Rouf D'elle bientôt naquirent les fcandales
Les factions, les brigues, les cabales. A fon erreur chacun affujetti, Ne fongea plus qu'à former fon parti, Pour f'appuyer de la foule et du zèle Des défenfeurs de fa fecte nouvelle ; Et les mortels fous divers concurrens Suivirent tous des drapeaux différens. En cet état il n'étoit plus poffible Que cette race orgueilleule, infléxible, Vécût long-tems fous une même loi. Ainfi chacun ne fongeant plus qu'à foi, On eut befoin, pour prévenir les guerres, De recourir au partage des terres;
Et d'un feul peuple on vit dans l'Univers Naître en un jour mille peuples divers.
Ce fut ainfi que la folle fageffe, Chez les Humains fouveraine maitreffe, Les féparant d'interêts et de biens, De l'amitié rompit tous les liens. Mais des tréfors dont la Terre eft chargée, La jouiffance avec eux partagée Leur fit fentir mille befoins affreux. Il fallut donc qu'ils convinfent entr'eux D'un bien commun, dont l'utile mélange Des autres bien facilitât l'échange; Et l'or, jadis fous la terre caché,
L'or, de fes flancs par leurs mains détaché, Fut par leur choix, et leur commun fuffrage, Deftiné feul à ce eommode ufage. Mais avec lui fortit du même sein De tous nos maux le véritable essain. L'infatiable et honteufe Avarice, Du Genre humain pâle dominatrice, Chez lui reçûe avec tous fes enfans, Rendit par-tout les vices triomphans. Sous l'étendart de cette Reine impure Les trahifons, le larcin, le parjure, Le meurtre même, et le fer, et le feu, Tout fut permis, tout ne devint qu'un jeu.
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