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APPENDICE POUR LE FR. 233.

I

Pascal avait lu la Théologie naturelle de Raymond Sebon; il y avait trouvé une démonstration qui remplit trois chapitres, 66, 67 et 68. Le premier a pour titre : Chaque chose doit naturellement pourchasser son bien et eviter son dommage. Sebon appuie ce principe sur des exemples empruntés aux éléments, aux arbres et aux plantes: «< Puis donc que l'homme est du nombre des choses naturelles et la plus noble d'entre elles, d'autant plus il est obligé à obeir et à suivre ce commandement exprez de nature et à se prevaloir à son utilité, bien et proufit, en tant qu'il est en lui, des forces et facultez qui lui ont esté donnees... Il s'ensuit donc par necessité, veu que outre les autres animaux, il a l'entendement et la volonté, et que ces pieces là le font homme, qu'il est tenu naturellement d'en user à son proufit et avantage, c'est-à-dire pour s'acquerir le plus qu'il peut de joie, de liesse, d'esperance, de consolation, de paix, de repos et de confiance... >>

Le second chapitre tire de ce principe la regle de ce que l'homme a à croire ou à mescroire quant à son salut : « Il n'y a point de doute, par ce que nous venons de dire, que l'homme ne soit tenu d'accepter, d'affirmer et de croire celle-là, qui lui apporte plus d'utilité, de commodité, de perfection et de dignité, en tant qu'il est homme, par laquelle il peult engendrer en soi du contentement, de la consolation, de l'esperance, de la confiance, de la sureté, et en esloigner le deplaisir et le desespoir et par consequent qu'il doit embrasser celle qui est plus aimable et plus desirable de sa nature, et en laquelle il y a plus d'estre et plus de bien. Là où, s'il faict au rebours, il abuse contre soi-mesme de son entendement, il renverse entierement la regle generale de la nature, il combat et soi mesme et l'ordre universel des choses puisque, là où toutes les aultres creatures inferieures employent leurs forces et moyens à leur bien et advantage, cestuy cy s'en acquiert sa ruyne et le desespoir : et à la verité il a son entendement merveilleusement depravé et corrompu : voire il ne merite point d'estre appelé homme, puisqu'il combat l'homme. Or, s'il me

PENSÉES.

II - 11

dict qu'il n'y a pas d'apparence qu'il croye ce qu'il n'entend pas, et qu'il advoue pour veritable ce de quoy il ne veoit pas la raison, veu qu'à ce compte il pourroit bien prendre le mensonge pour la certitude ie luy respond, que son ignorance ne luy peult servir d'excuse, et que ceste seule intention d'approuver ce qui est à son proufit et à son utilité, luy sert d'une suffisante et iuste occasion de croire : attendu que ce que nous faisons selon la reigle de nature ne nous peult estre imputé à faulte, et nostre intelligence faict son devoir et le proufit de soy et de la volonté, toutes fois et quantes qu'elle consent à ce qui est son grand bien, et à ce qui est entierement contraire à la ruyne de l'homme voire elle est obligee d'en user ainsi, parce qu'elle ne nous a esté donnee que pour nostre service et commodité; ainsi il nous doibt suffire de nous ioindre tousiours à la part qui est de nostre costé et à nostre advantage, bien que nous ne sçachions pas comme elle est. Car s'il nous advenoit de choisir le contraire et la privation de nostre bien, nous logerions et recevrions chez nous nostre ennemi qui en deplacerait ceulx qui font pour nous; nous serions adversaires et traîtres à nous mesmes, et en bon escient insenses tresdignes d'estre haïs et chasties par toutes les aultres creatures. Aussi c'est un signe evident que l'homme est possedé par son ennemy mortel, quand il ne veult pas croire ce qui luy est de plus advantageux; par un ennemi qui tyrannise sa volonté et son entendement, et qui les tient lies et garrotes estroitement pour les empescher de faire leur devoir, et pour les renger par contrainte à employer leurs effets au dommage de leur maistre, à sa ruine contre tout ordre de

nature. >>

Ce second chapitre devait être cité presque intégralement, car il peut avoir suggéré à Pascal l'idée de ce mouvement tournant qui était nécessaire pour donner force probante à l'argument du pari. Raymond Sebon prend soin d'écarter toute question de certitude ou de vérité l'intelligence de l'homme est traitée comme une faculté pratique, utilitaire, et ce serait là, suivant l'auteur de la Théologie naturelle, la destination même que la nature lui a donnée. Cette vue hardie, que Schopenhauer a réintroduite dans la philosophie moderne, était propre, nous semble-t-il, à faire impression sur Pascal et à retenir son attention sur les conséquences que Sebon en tire au chapitre 68: l'usage de la règle précédente par divers exemples. Pour exemple : « on nous propose, Il y a un Dieu : il nous faut soudain imaginer son contraire, Il n'y a point de Dieu, et puis assortir ces choses l'une à l'autre, pour veoir laquelle d'elles convient plus à l'estre et au bien, et

laquelle y convient le moins. Or celle-là, Il y a un Dieu, nous presente une essence infinie, un bien incomprehensible: car Dieu est tout cecy. Le contraire, Il n'y a point de Dieu, apporte avec soy privation d'un estre infiny, et d'un infiny bien. A ce compte, par leur comparaison, il y a autant à dire entre elles, qu'il y a entre le bien et le mal. Passant outre, accommodons les à l'homme. La premiere luy apporte de la fiance, du bien, de la consolation et de l'esperance; la seconde, du mal et de la misere, il croira donc et recevra, par nostre reigle de la nature, celle qui est et meilleure de soi et plus proufitable pour lui; et refusera celle qui est reietable d'elle-même, et qui lui apporterait toutes incommoditez: aultrement il abuserait de son intelligence, et s'en servirait à son dam; ce qu'il ne peut ny ne doibt faire en tant qu'il est homme. Mais quel bien pourrait-il esperer de croire que Dieu ne fust pas? quel fruict en pourrait il recueillir ? » Et Raymond Sebon conclut : « Par quoi il est tenu de croire que Dieu est » ajoutant : « Nature mesme le lui commande et ne peut faillir de l'en croire: car il est certain... que toute obligation naturelle nous pousse à la verité, non au mensonge. Voilà la maniere de convier à la fois les mescreants, d'apprendre à l'homme d'affirmer ce qu'il n'entend point et de renforcer et roidir nos entendemens à croire plus ferme1. »

Ces dernières lignes sont particulièrement significatives; en nous montrant à quel point Raymond Sebon avait conscience de la portée qu'il attribuait à son argument, elles font prévoir le détour qui donnera une valeur apologétique à l'argument du pari, le levier de l'intérêt qui soulèvera celui qui ne veut pas se remuer et conduira jusqu'à l'affirmation pratique celui qui renonce à toute conception théorique, à toute certitude rationnelle.

Raymond Sebon de son côté connaissait-il Arnobe ? avait-il été frappé du passage du livre contre les Nations où Bayle a retrouvé l'origine du pari de Pascal? « Ce père, écrit Bayle, avoue aux païens que les promesses de Jésus-Christ ne peuvent être prouvées, puisqu'elles regardent un bien à venir; mais il ajoute qu'entre deux choses incertaines il vaut mieux choisir celle qui vous donne des espérances, que celles qui ne vous en donnent point. On verra plus

Ces pages

1. Nous reproduisons la traduction de Montaigne. avaient déjà été citées par M. Droz dans son Étude sur le scepticisme de Pascal (p. 71). M. Droz avait également insisté sur le rapport de l'argument à des personnalités telles que Miton ou Méré.

clairement la forme de cette raison dans les paroles originales: Sed ipse (Christus) quæ pollicetur non probat. Ita est. Nulla enim ut dixi futurorum potest existere comprobatio. Cum ergo hæc sit conditio futurorum, ut teneri et comprehendi nullius possit anticipationis attractu ; nonne purior ratio est ex duobus incertis et in ambigua expectatione pendentibus id potius credere quod aliquas spes ferat quam omnino quod nullas? In illo enim periculi nihil est, si quod dicitur imminere cassum fiat ac vacuum; in hoc damnum est maximum, id est salutis amissio, si quum tempus advenerit, aperiatur non fuisse mendacium 1. »

L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable à en juger par les nombreux passages des premiers apologistes, de saint Augustin en particulier, que Raymond Sebon imite ou reproduit sans prévenir. Si le texte d'Arnobe a eu quelque part dans l'argument du pari, l'érudition de Raymond Sebon, bien plus considérable que celle de Pascal, expliquerait plus naturellement cette relation.

II

Mais Arnobe et Raymond Sebon ne rendraient pas compte de l'argument, tel qu'il est développé par Pascal; non seulement la démonstration est renouvelée par la précision et la rigueur qu'y apporte un géomètre de génie, mais il y a autre chose dans le pari de Pascal qu'une alternative spéculative. Il a été vécu par Pascal, non pour son propre compte certes, mais pour le compte de l'homme qui a été l'objet de sa plus vive admiration et que sa charité impérieuse associe étroitement à sa propre vie: Pascal s'adresse au chevalier de Méré, et il applique à la lettre ses maximes sur l'art d'agréer: « Quoiqu'on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l'esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s'agit, quels rapports elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu'on lui donne. » Le secret du pari, qui est aussi le secret des fausses interprétations et des discussions vaines auxquelles il a donné lieu, c'est qu'il est une arme forgée à l'intention et sur le modèle d'un certain esprit. Il s'agit d'une âme à conquérir, et que Pascal veut pénétrer par où il la sait pénétrable. Pascal avait connu le chevalier de

I. II, 4. Cf. I, 53.

Méré par le duc de Roannez. Peut-être le duc de Roannez a-t-il inspiré l'argument du Pari lorsqu'au lendemain de la découverte fortuite de la cycloïde il engagea Pascal à montrer aux athées « qu'il en savait plus qu'eux tous en ce qui regarde la géométrie et ce qui est sujet à la démonstration ; et qu'ainsi s'il se soumettait à ce qui regarde la foi, c'est qu'il savait jusques où devaient porter les démonstrations... 1»; peut-être est-ce de ce conseil que Pascal se souvenait lorsqu'il écrit «< qu'ainsi la force s'accorde avec cette bassesse ». En tout cas Pascal n'a jamais cessé de voir le chevalier de Méré, de discuter avec lui les choses de la vie et de la religion. Dans la querelle des Provinciales Méré devient comme l'arbitre; et ç'a été le triomphe de Pascal d'assurer aux Jansénistes contre les décisions des autorités ecclésiastiques l'appui des honnêtes gens; c'est vraisemblablement lui, << l'homme sans religion » auquel Pascal annonce et promet le miracle 2. Maintenant Méré n'est plus le témoin, il est l'enjeu même du combat. Voilà pourquoi Pascal s'agenouille dans sa cellule d'ascète; rappelant les années où il rêva la gloire des inventions scientifiques, où les plaisirs mondains, le jeu en particulier, le séduisirent, il s'humilie dans le sentiment de son double égarement; mais il veut du moins que l'expérience de ces erreurs soit efficace pour le service de la foi, il prie Dieu d'accorder à son repentir la conversion qui est à la fois la plus désirable et la plus difficile, la conversion de celui qui a renoncé à toute certitude religieuse, à tout espoir de béatitude éternelle, pour vivre dans les limites étroites de la raison naturelle et de l'honnêteté mondaine.

Alors Pascal se souvient de ses anciennes conversations avec Méré, de l'intérêt qu'il prenait aux difficultés sur l'infini 3, des scandales intellectuels qu'il rencontrait à chaque pas dans les mathématiques, et auxquels Pascal fait allusion, selon toute vraisemblance dans ce passage du fragment sur les Deux Infinis : « Trop de vérité nous étonne ; j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 il reste zéro »; c'est de ces souvenirs qu'il tire un point de départ pour l'argumentation du pari. De même que le zéro arithmétique est le néant de toute grandeur, que le néant demeure néant quelle que

1. Marguerite Périer, apud Faugère, Lettres et opuscules, etc., p. 458. 2. Recueil d'Utrecht, 1740, p. 300.

3. Voir les passages d'une lettre à Fermat du 29 juillet 1654, des Réflexions sur l'Esprit géométrique, et d'une lettre de Méré lui-même, cités dans les notes du fr. I et du fr. 72.

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