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de cette probabilité, ce qui détruit l'argument de Pascal'. » Et d'autre part si on arrive, comme le fait Lescœur, à justifier la dialectique du pari, c'est en invoquant un postulat du même ordre, en montrant le christianisme tellement entouré de garanties historiques et morales, tellement enraciné dans la nature de l'homme que le fardeau de la preuve incombe à celui qui le nie 2.

Mais, à prendre ainsi la question, le pari en tant que pari n'a plus qu'une importance secondaire : l'essentiel est de savoir quel est le fondement de l'hypothèse sur laquelle il porte, et aussi de quel droit Pascal choisit, entre tant de conceptions diverses, l'unique doctrine chrétienne pour l'opposer au scepticisme. S'il faut absolument engager sa vie dans une alternative, n'y a-t-il qu'une seule alternative: ou l'Église ou le néant? Accordons que l'affirmation libre où nous engageons notre volonté tout entière et notre personnalité morale, soit à la base de toute certitude; encore faudrait-il, comme le demande M. Renouvier, « élargir le pari », c'est-à-dire le dégager du lien étroit que Pascal avait établi entre l'acceptation nécessaire d'une réalité morale et la soumission à l'Église catholique, en faire un procédé général pour l'établissement de vérités supérieures et retrouver ainsi une position voisine de celle que Rousseau avait adoptée dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard 3.

Enfin la critique va plus loin: elle n'objecte pas seulement à Pascal que l'alternative est arbitrairement choisie entre une série d'alternatives également plausibles, elle lui conteste l'existence même de l'alternative. Pour se décider entre deux partis, il faut qu'ils soient tous deux possibles: qui nous garantit que la béatitude éternelle est chose possible? On invoquera que la notion n'implique pas contradiction; mais la pensée moderne ne voit plus dans cette possibilité logique qu'une forme vide, elle refuse d'y chercher un point de départ vers la vérité; c'est sur le modèle du réel qu'elle imagine le possible, car l'expérience du réel peut seule donner quelque valeur positive à la notion de possibilité. En définitive c'est à la critique

1. Essai philosophique sur les probabilités. Œuvres, tome VII, p. 88. 2. De l'ouvrage de Pascal contre les athées, 1850.

3. Cf. Philosophie analytique de l'histoire, liv. XIV, ch. Iv (t. IV, p. 65, sqq.).

4. Voir à ce sujet la magistrale dissertation de M. Lachelier à laquelle nous devons beaucoup pour le commentaire et pour l'histoire du pari. Revue Philosophique, juin 1901.

de Kant que l'argument du pari vient se heurter, parce qu'il implique une série de postulats métaphysiques que cette critique a dévoilés et rendus désormais impossibles.

Qu'on se reporte en effet au texte de Pascal. L'argument est rigoureux au point de vue mathématique : nous sommes obligés de parier, le gain et la perte sont également incertains; la seule grandeur dont la raison puisse faire état est la grandeur des enjeux. Il est irréprochable au point de vue moral: car il n'est pas juste de dire que Pascal nous propose un calcul ordinaire d'intérêts (comme fait par exemple La Bruyère dans le paragraphe des Esprits forts où il résume et affaiblit l'argument du pari); Pascal nous demande le sacrifice de tous nos intérêts sensibles, en vue d'une transformation totale de l'être qui nous obtienne, avec la vertu, la lumière et la béatitude; il nous somme de tout subordonner à l'intérêt moral, l'homme ne connaît pas une forme plus haute de désintéressement. Cette dialectique de la raison et de la volonté aurait donc une force invincible si elle trouvait en elle-même son point de départ, c'est-à-dire si elle s'adressait, comme Pascal le prétend, à un sceptique effectif, sans faire appel à aucune donnée préalable, à aucune certitude venue d'ailleurs. Or en est-il bien ainsi? Le sceptique doit choisir entre les plaisirs de la vie et la béatitude de l'éternité. L'expérience lui suffit pour concevoir, certains ou incertains, les plaisirs de la vie; mais la béatitude de l'éternité, comment appartiendra-t-elle jamais à une nature telle que la sienne? Pour se représenter la chose comme possible, pour que le mot même de béatitude ait un minimum de sens, il faut que le moi ne consiste pas tout entier dans les manifestations particulières par lesquelles il apparaît aux autres et il s'apparaît à lui-même, il faut qu'il résiste à l'analyse qui le dépouille peu à peu de toutes les qualités qu'il s'attribuait comme proprement siennes. « Qu'est-ce que le moi? demande Pascal lui-même ? Comment aimer le corps ou l'âme sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent '. » Ou il n'y a pas de lien entre la personne que je suis aujourd'hui et l'être que Dieu appellera un jour à la félicité des élus, et toute possibilité de vérité religieuse disparaît; ou, par delà les qualités changeantes qui semblent le constituer, le moi demeure une substance identique, permanente,

1. Fr. 323.

qui est la base de son individualité dans le monde et qui est aussi le siège de la vie éternelle dans l'autre. En un mot, pour que notre sceptique entende seulement les termes de l'argument que présente Pascal, il faut qu'il consente à parler le langage de la métaphysique substantialiste, c'est-à-dire qu'il professe une de ces doctrines de philosophie dont Pascal a si superbement rejeté le concours. A plus forte raison faut-il qu'il parle le langage du dogmatisme ontologique, lorsqu'il invoque l'Être infini qui sert de garant à l'immortalité de l'âme : il ne suffit pas au sceptique que l'homme ne puisse pas trancher le problème de l'existence de Dieu, il lui apparaît qu'il ne peut même pas poser le problème, parce qu'il ne sait pas d'où il attribuerait à ses concepts la capacité de porter l'existence et comment de pures notions pourraient soudain être revêtues de l'être. Bref Pascal, qui est si profondément et si essentiellement dogmatique, s'est fait illusion sur son propre scepticisme; il ne s'est pas rendu aussi pyrrhonien qu'il se l'imaginait. Ou plutôt, il s'adressait dans une civilisation chrétienne à des hommes qui avaient reçu une éducation chrétienne: la dialectique du pari devait rencontrer, pour s'y appuyer, le reste de ce premier état que la corruption du péché n'avait pas tout à fait effacé, dont le sacrement du baptême avait réveillé le souvenir; elle devait ouvrir la voie au repentir, et peut-être devenir le véhicule mystérieux de la grâce qui seule pourvoit à tout: Deus est qui operatur velle et perficere.

SECTION IV

*206]

242

Préface de la seconde partie: Parler de ceux qui ont traité de cette matière1.

J'admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu. En adressant leurs discours aux impies, leur premier chapitre est de prouver la Divinité par les ouvrages de la nature 3.

242

Cf. B., 405; C., 380; P. R., XX, 1; Bos., II, xv, 1; FAUG., II, 113; HAV., XXII, 2; MoL., I, 137; MICH., 447.

1. Développement correspondant au fragment 62. : « Préface de la Ire partie. - Parler de ceux qui ont traité de la connaissance de soimême... » Les deux fragments figurent sur la même page du manuscrit, ils ont dû être dictés en même temps.

2. La ponctuation que nous suivons nous semble indiquée par le manuscrit. M. Michaut préfère ponctuer ainsi : parler de Dieu, en adressant leurs discours aux impies. Leur premier chapitre...

3. Sur les difficultés qu'a soulevées ce début, voir les Pièces justificatives, p. CLXXVI, et Nicole: Discours contenant en abrégé les preuves actuelles de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme : « Il y en a d'abstraites et de métaphysiques, comme j'ai dit, et je ne vois pas qu'il soit raisonnable de prendre plaisir à les décrier. » — - La preuve de l'existence de Dieu par l'ordre de la nature a été introduite dans Ja philosophie occidentale par Socrate. Cicéron dans le De Natura

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