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ger de place, et je n'étois bien nulle part. J'étois fèté pourtant, bien voulu, bien reçu, careflé par tout; je n'avois pas un ennemi, pas un mal-veuillant, pas un envieux; comme on ne cherchoit qu'à m'obliger, j'avois fouvent le plaifir d'obliger moi-même beaucoup de monde; et fans bien, fans emploi, fans fauteurs, fans grands talens bien développés ni bien connus, je jouiffois des avantages attachés à tout cela, et je ne voyois perfonne dans aucun état, dont le fort me parût préferable au mien. Que me manquoit-il donc pour être heureux? Je l'ignore; mais je fais que je ne l'étois pas. Que me manque-t-il aujourd'hui pour être le plus infortuné des mortels? Rien de tout ce que les hommes ont pu mettre du leur pour cela. He bien! dans cet état déplorable, je ne changerois pas encore d'être et de destinée contre le plus fortuné d'entre aux; et j'aime encore nieux être moi dans toute ma mifere, que d'être aucun de ces gens là dans toute leur prospérité, Réduit à moi feul, je me nourris, il eft vrai, de ma propre subsistence, mais elle ne s'épuise pas; je me suffis à moi-même, quoique je rumine, pour ainfi dire, à vide, et que mon imagination tarie et ines idées éteintes ne fournissent plus d'alimens à mon coeur. Mon ame offusquée, obftruée par mes organes, s'afaille de jour en jour, et fous le poids de ces lourdes masses n'a plus affez de vigueur pour s'élancer comme autrefois hors de fa vieille enveloppe,

C'est à ce retour fur nous-mêmes que nous force l'adverfité; et c'est peut-être là ce qui la rend le plus infupportable à la plupart des hommes. Pour moi, qui ne trouve à me reprocher que des fautes, j'en accufe ma foibleffe et je me confole, car jamais mal pré-. médité n'approcha de mon coeur.

Cependant, à moins d'être stupide, comment contempler un moment ma fituation fans la voir auffi hor

rible qu'ils l'ont rendue, et fans périr de douleur et de défespoir? Loin de cela, moi le plus fenfible des êtres, je la contemple et ne m'en émeus pas; et fans combats, fans efforts fur moi-même, je me vois presque avec indifférence dans un état, dont nul autre homme peutêtre ne fupporteroit l'afpect fans effroi.

Comment en fuis-je venu là? car j'étois bien loin de cette dispofition paisible au premier foupçon du complot dont j'étois enlacé depuis long temps, fans m'en être aucunement apperçu. Cette découverte nouvelle me bouleversa. L'infamie et la trahison me furprirent au dépourvu. Quelle ame honnête eft préparée à de tels genres de peines? Il faudroit les mériter pour les prévoir. Je tombai dans tous les pieges qu'on creusa fous ines pas. L'indignation, la fureur, le delire s'emparerent de moi: je perdis la tramontane. Ma tête se bouleversa; et dans les ténebres horribles où l'on n'a ceffé de me tenir plongé, je n'apperçns plus ni lueur pour me conduire, ni appui, ni prife, où je puffe me tenir ferme, et réfiiter au désespoir qui m'entraînoit.

Comment vivre heureux et tranquille dans cet état affreux? J'y fuis pourtant encore plus enfoncé que jamais; et j'y ai rétrouvé le calme et la paix, et j'y vis heureux et tranquille, et j'y ris des incroyables tourmens que mes perfécuteurs fe donnent fans ceffe, tandis que je refte en paix, occupé de fleurs, d'etamines et d'enfantillages, et que je ne fonge pas même à eux. Comment s'eft fait ce passage? Naturellement, infenfiblement et fans peine. La premiere surprise fut épouvantable. Moi qui me fentois digne d'amour et d'estime; moi qui me croyois honoré, chéri comme je méritois de l'ètre; je me vis travesti tout d'un coup en un monftre affreux tel qu'il n'en exista jamais. Je vis toute une génération fe précipiter toute entiere dans cet te étrange opinion, fans explication, fans doute, fans

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honte et fans que je puisse parvenir à favoir jamais la caufe de cette étrange révolution. Je me débattis avec violence et ne fis que mieux m'enlacer. Je voulus forcer mes perfécuteurs à s'expliquer avec moi; ils n'avoient garde. Après m'ètre long-temps tourmenté fans fuccès, il fallut bien prendre haleine. Cependant j'espérois toujours; je me difois: un aveuglement si Stupide, une fi abfurde prévention ne fauroit gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de fens qui ne partagent pas le délire; il y a des ames juftes, qui détestent la fourberie et les traitres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un homme; fi je le trouve, ils font confondus. J'ai cherché vainement; je n'e l'ai point trouvé. La ligue eft univerfelle, fans exception, fans retour; et je fuis fùr d'achever mes jours dans cette affreuse profcription, fans jamais en pénétrer le miltere.

C'est dans cet état déplorable qu'après de longues angoiffes, au lieu du défespoir qui fembloit devoir être enfin mon partage, j'ai retrouvé la férénité, la tranquillité, la paix, le bonheur même; puisque chaque jour de ma vie me rappelle avec plaifir celui de la veille, et que je n'en defire point d'autre pour le lendemain.

D'où vient cette différence? D'une feule chofe; c'est que j'ai appris à porter le joug de la néceffité fans murmure. C'est que je m'efforçois de tenir encore à mille chofes, et que toutes ces prifes m'ayant fucceffivement échappé, réduit a moi seul, j'ai répris enfin mon affiette. Preffé de tous côtés je demeure en équilibre, parce que je ne m'attache plus à rien, je ne m'apFuie que fur moi.

Quand je m'élevois avec tant d'ardeur contre l'opinion, je portois encore fon joug fans que je m'en apperçuffe. On veut être eftimé des gens qu'on eftime, et tant que je pus juger avantageufement des hommes, ou

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du moins de quelques hommes, les jugemens qu'ils portoient de moi ne pouvoient m'être indifférens. voyois que fouvent les jugemens du public font équitables; mais je ne voyois pas que cette équité même étoit l'effet du hasard; que les regles fur lesquelles les hommes fondent leurs opinions, ne font tirées que de leurs paffions ou de leurs préjugés, qui en font l'ouvrage; et que lors même qu'ils jugent bien, souvent encore ces bons jugemens naissent d'un mauvais principe, comme lorsqu'ils feignent d'honorer en quelque fuccès le mérite d'un homme, non par esprit de juftice, mais pour le donner un air impartial, en calomniant tout à leur aise le même homme fur d'autres points.

Mais, quand après de fi longues et vaines recherches je les vis tous refter fans exception dans le plus inique et abfurde système que l'efprit infernal pût inventer; quand je vis qu'à mon égard la raison étoit bannie de toutes les têtes, et l'équité de tous les coeurs; quand je vis une génération frénétique fe livrer toute entiere à l'aveugle fureur de fes guides contre un infortuné qui jamais ne fit, ne voulut, ne rendit de mal à personne; quand après avoir vainement cherché un homme, il fallut éteindre enfin ma lanterne et m'écrier: il n'y en a plus; alors je commençai à me voir feul fur la terre, et je compris que mes contemporains n'étoient, par rapport à inoi, que des êtres mécaniques, qui n'agiffoient que par impulfion, et dont je ne pouvois calcu ler l'action que par les loix du mouvement. Quelque intention, quelque paffion que j'euffe pu fuppofer dans leurs ames, elles n'auroient jamais expliqué leur conduite à mon égard, d'une façon que je puffe entendre. C'est ainfi que leurs dispofitions interieures cefferent d'ètre quelque chose pour moi. Je ne vis plus en eux que des maffes différemment uues, dépourvues à mon égard de toute moralité.

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Dans tous les maux qui nous arrivent, nous regardons plus à l'intention qu' à l'effet. Une tuile qui tombe d'un toît peut nous bleffer d'avantage, mais ne nous navre pas tant qu'une pierre lancée à deffein par une main malveuillante. Le coup porte à faux quelquefois, mais l'intention ne manque jamais son atteinte. La douleur matérielle est ce qu'on sent le moins dans les atteintes de la fortune; et quand les infortunés ne favent à qui s'en prendre de leurs malheurs, ils s'en prennent à la destinée qu'ils personnifient, et à laquelle ils prêtent les yeux et une intelligence pour les tourmenter à dessein. C'est ainfi qu'un joueur dépité par fes pertes, fe met en fureur fans favoir contre qui. II imagine un fort qui s'acharne à deffein fur lui pour le tourmenter; et trouvant un aliment à fa colere, il s'anime et s'enflamme contre l'ennemi qu'il s'eft crée. L'homme fage qui ne voit dans tous les malheurs qui lui arrivent que les coups de l'aveugle néceffité, n'a point ces agitations infenfées; il crie dans fa douleur, mais fans emportement, fans colere; il ne fent du mal dont il eft la proie que l'atteinte matérielle; et les coups qu'il reçoit ont beau blesser sa personne, pas un n'arri ve jusqu'à fon coeur.

C'est beaucoup que d'en être venu là: mais ce n'est pas tout. Si l'on s'arrête, c'est bien avoir coupé le mal, mais c'est avoir laillé la racine. Car cette racine n'est pas dans les êtres, qui nous font étrangers; elle est en nous mêmes, et c'est là qu'il faut travailler pour l'arracher tout à-fait. Voilà ce que je fentis parfaitement dès que je commençai de revenir à moi. Ma raison ne me montrant qu' absurdités dans toutes les explications que je cherchois à donner à ce qui m'arrive, je compris que les causes, les inftrumens, les moyens de tout cela m'étoit inconnus et inexplicables, devoient être nuls pour moi; que je devois regarder tous les détails de ma

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