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destinée, comme autant d'actes d'une pure fatalité où je ne devois fuppofer ni direction, ni intention, ni cause morale, qu'il falloit m'y foumettre fans raisonner et fans regiinber, parce que cela étoit inutile; que tout ce que j'avois à faire encore fur la terre étant de in'y regarder comme un être purement paffif, je ne devois point ufèr, à resister inutilement à ma destinée, la force qui me reftoit pour la fupporter. Voilà ce que je me difois; ma raison, mon coeur y acquiesçoient, et néanmoins je fentois ce coeur murinurer encore. D'où venoit ce murmure? Je le cherchai, je le trouvai; il venoit de l'amour propre qui après s'être indigné contre les hom mes, fe foulevoit encore contre la raison.

Cette découverte n'étoit pas fi facile à faire qu'on pourroit croire; car un innocent perfécuté prend longtemps pour un pur amour de la juftice l'orgueil de fon petit individu. Mais auffi la véritable fource, une fois bien connue, eft facile à tarir ou du moins à détourner. L'eftime de foi-même eft le plus grand mobile des ames. fieres; l'amour-propre fertile en illusions, se déguise et et le fait prendre pour cette eftime. Mais quand la fraude enfin le découvre, et que l'amour propre ne peut plus fe cacher, dès-lors il n'est plus à craindre; et quoiqu'on l'étouffe avec peine, on le subjugue au moins aifément.

Je n'eus jamais beaucoup de pente à l'amour propre. Mais cette passion factive s'étoit exaltée en moi dans le monde, et furtout quand je fus auteur; j'en avois peut-être encore moins qu'un autre, mais j'en avois prodigieufeinent. Les terribles leçons que j'ai reçues l'ont bientôt renfermé dans fes premieres bor nes; il commença par fe révolter contre l'injustice, mais il a fini par le dédaigner: en fe repliant fur mon ame, en coupant les relations extérieures qui le rendent exigeant, en renonçant aux comparaifons, aux préfé

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rences, il s'eft contenté que je fufle bon pour moi; alors redevenant amour de moi-même, il eft rentré dans Pordre de la nature, et m'a delivré du joug de l'opinion.

Dès-lors j'ai retrouvé la paix de l'ame, et presque la félicité. Car dans quelque fituation que s'on trouve, ce n'eft que par lui qu'on eft conftamment malheu reux. Quand il fe tait, et que la raifon parle, elle nous confole enfin de tous les maux qu'il n'a pas dépendu de nous d'éviter. Elle les anéantit même autant qu'ils n'agiffent pas immediatement fur nous; car on eft fûr alors d'éviter leurs plus poignantes atteintes en ceffant

de s'en occuper. Ils ne font rien pour celui qui n'y pense pas. Les offenfes, les vengeances, les paffedroits, les outrages, les injustices ne font rien pour celui qui ne voit dans les maux qu'il endure, que le mal mème et non pas l'intention; pour celui dont la place ne dépend pas dans fa propre estime de celle qu'il plaît aux autres de lui accorder. De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne fauroient changer mon être; et malgré leur puiffance et malgré toutes leurs fourdes intrigues, je continuerai, quoi qu'ils faffent, d'être en dépit d'eux ce que je fuis. Il eft vrai que leurs dispofitions à mon égard influent fur ma fituation reelle. La barriere qu'ils ont mise entr' eux et moi, m'ôte toute ressource de subsistance et d'assistence dans ma vieillesse et mes befoins. Elle me rend l'argent même inutile puisqu'il ne peut me procurer les fervices qui me font nécessaires; il n'y a plus ni commerce ni fecours réciproque, ni correspondance entr' éux et moi. Seul au milieu d'eux, je n'ai que moi feul pour reffource, et cette reffource eft bien foible à mon àge et dans l'état où je fuis. Ces maux font grands, mais ils ont perdu fur moi toute leur force depuis que j'ai fules fupporter fans m'en irriter. Les points où le vrai be

foiu fe fait fentir, font toujours rares. La prévoyance et l'imagination les multiplient; et c'est par cette continuité de fentiment qu'on s'inquiète et qu'on le rend malheureux. Pour moi j'ai beau favoir que je fouffrirai demain, il me fuffit de ne pas fouffrir aujourd'hui pour être tranquille. Je ne m'affecte point du mal que je prévois, mais seulement de celui que je lens, et cela le reduit à très peu de chofe, Seul, malade et délaiffé dans mon lit, j'y peus mourir d'indigence, de froid et de faim, fans que perfonne s'en mette en peine. Mais qu' importe, fi je ne m'en mets pas en peine moi-même, et fi je m'affecte aussi peu que les autres de mon deftin quel qu'il foit? N'eft ce rien furtout à mon âge que d'avoir appris à voir la vie et la mort, la maladie et la fanté, la richelle et la mifere, la gloire et la diffamation avec la même indifference? Tous les autres vieillards s'inquiétent de tout; moi je ne m'inquiète de rien quoi qu'il puisse arriver, tout m'est indifférent: et cette indifférence n'eft pas l'ouvrage de ma fagelle, elle est celui de mes ennemis, et devient une compensation des maux, qu'ils me font. à l'adverfité, ils m'ont fait fent épargné les atteintes. pouvois toujours la craindre: au lieu qu'en la fubjuguant, je ne la crains plus.

En ine rendant insensible plus de bien que s'ils m'eufEn ne l'éprouvant pas je

: Cette dispofition me livre, au milieu des traverses de ma vie, à l'incurie de mon naturel, presque auffi pleinement que si je vivois dans la plus complette pros périté. Hors les courts momens où je fuis rappellé par la présence des objets aux plus douloureufes inquiétu des; tout le reste du temps, livré par mes penchans aux affections qui m'attirent, mon coeur fe nourrit encore des fentimens pour lesquels il étoit né; et j'en jouis avec les êtres imaginaires qui les produisent, et

qui les partagent, comme fi ces êtres exiftoient réelle. ment. Ils exiftent pour moi qui les ai crées, et je ne crains ni qu'ils me trahiffent ni qu'ils m'abandonnent, Ils dureront autant que mes malheurs mêmes et fuffi ront pour me les faire oublier.

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De

Tout me ramene à la vie heureuse et douce pour laquelle j'étois né; je paffe les trois quarts de ma vie, ou occupé d'objets instructifs et même agréables aux quels je livre avec delices mon efprit et mes fens; ou avec les enfans de mes fantaifies que j'ai crées felon mon coeur, et dont le commerce en nourrit les fenti mens; ou avec moi seul content de moi-même et déjà plein du bonheur que je fens n'ètre dû. En tout ceci l'amour de moi-même fait toute l'oeuvre, l'amour-pro pre n'y entre pour rien. Il n'est pas ainfi des tristes ino mens que je passe encore au milieu des homines, jouet de leurs carefles traîtreffes, de leurs complimens em poulés et dérifoires, de leur mielleuse malignité. quelque façon que je m'y fuis pu prendre, l'amourpropre alors fait fon jeu. La haine et l'animofité que je vois dans leurs coeurs, à travers cette groffière enve loppe, déchirent le mien de douleur; et l'idée d'ètre ainfi fottement pris pour dupe ajoute encore à cette douleur un dépit très puérile, fruit d'un fot amourpropre dont je fens toute la bêtise, mais que je ne puis fubjuguer. Les efforts que j'ai faits pour m'aguerrir à ces égards infultans et moqueurs, font incroyables. Cent fois j'ai paffé par les promenades publiques et par les lieux les plus fréquentés, dans l'unique deffein de m'exercer à ces cruelles luttes. Non feulement je n'y ai pu parvenir, mais je n'ai même rien avancé; et tous mes pénibles, mais vains efforts m'ont laillé tout jauffi facile à troubler, à navrer et à indigner qu' auparavant..

Dominé

Dominé par mes fens, quoi que je puiffe faire, je n'ai jamais su resister à leur impressions: et tant que l'objet agit fur eux, mon coeur ne celle d'en être affecté; mais ces affections pallageres ne durent qu', autant que la sensation qui les cause. La présence de l'homine haineux m'affecte violemment: mais fi-tôt qu'il disparoît, l'impression ceffe; à l'instant que je ne le vois plus, je n'y pense plus. J'ai beau favoir qui va s'occuper de moi, je ne faurois m'occuper de lui. Le mal que je ne Tens point actuellement ne m'affecte en aucune forte; le perfécuteur que je ne vois point, eft nul pour moi. Je fens l'avantage que cette polition donne à ceux qui dispofent de ma destinée. Qu'ils en dispofent donc tout à leur aife. J'aime encore mieux qu'ils me tourinentent fans réfiftance, que d'ètre forcé de penfer à eux pour me garantir de leurs coups.

fit

Cette action de mes fens fur mon coeur fait le feul tourment de ma vie. Les lieux où je ne vois personne, je ne pense plus à ma destinée. Je ne la fens plus, je ne fouffre plus. Je fuis heureux et content fans diverfion, fans obftacle. Mais j' échappe rarement à quelque atteinte fenfible; et lorsque j'y pense le moins, un geste, un regard finiftre que j'apperçois, un mot envenimé que j'entends, un malveuillant que je rencontre, sufpour me boulevérfer. Tout ce que je puis faire en pareil cas eft d'oublier bien vîte et de fuir. Le trouble de mon coeur difparoît avec l'objet qui l'a caufé, et je rentre dans le calme aussi-tôt que je fuis feul. Ou fi quelque chofe m'inquiète, c'eft la crainte de rencontrer fur mon paffage quelque nouveau fujet de douleur. C'eft-là ma feule peine; mais elle fuffit pour altérer mon bonheur. Je loge au milieu de Paris. En fortant de chez moi je Toupire après la campagne et la folitude; mais il faut Paller chercher fi loin qu'avant de pouvoir Beisp. Samml. 8.B. 2. Abth.

J

res.

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