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Ophélie, le Roi Léar, avec des situations et des caractères différens, ont un même caractère d'égarement. La douleur parle seule en eux; l'idée dominante a fait disparoître toutes les idées communes de la vie; tous les organes sont dérangés, hors ceux de la souffrance; et ce touchant délire de l'être malheureux semble l'affranchir de la pudeur, qui défend de s'offrir sans réserve à la pitié. Les spectateurs refuseroient peut-être leur attendrissement à la plainte volontaire; ils s'abandonnent à l'émotion que fait naître une douleur qui ne répond plus d'elle. La

tions qu'on puisse trouver au théâtre. L'égarement d'Hamlet est causé par la découverte d'un grand crime: la pureté de son ame ne lui avoit pas permis de le soupçonner; mais ses organes s'altèrent en apprenant qu'une atroce perfidie a été commise, que son père en a été la victime, et que sa mère a récompensé le coupable en s'unissant à lui. Il ne dit pas un mot qui n'atteste son mépris pour l'espèce humaine, et pense plus souvent encore à se tuer qu'à punir; noble idée du poète d'avoir représenté l'homme vertueux ne pouvant supporter la vie, quand la scélératesse l'environne, et portant dans son sein le trouble d'un criminel, alors que la douleur lui commande une juste vengeance!

folie, telle qu'elle est peinte dans Shakespear, est le plus beau tableau du naufrage de la nature morale, quand la tempête de la vie surpasse ses forces.

Il existe sur le théâtre français de certaines règles de convenance, même pour la douleur. Elle est en scène avec elle-même; les amis lui servent de cortége, et les ennemis de témoins. Mais ce que Shakespear a peint avec une vérité, avec une force d'ame admirable, c'est l'isolement. Il place à côté des tourmens de la douleur, l'oubli des hommes et le calme de la nature, ou bien un vieux serviteur, seul être qui se souvienne encore que son maître a été roi. C'est-là bien connoître ce qu'il y a de plus déchirant pour l'homme; ce qui rend la douleur poignante. Celui qui souffre, celui qui meurt en produisant un grand effet quelconque de terreur ou de pitié, échappe à ce qu'il éprouve pour observer ce qu'il inspire; mais ce qui est énergique dans le talent du poète, ce qui suppose même un caractère à l'égal du talent, c'est d'avoir conçu la douleur pesant toute entière sur la victime; et tandis que l'homme

a besoin d'appuyer sur ceux qui l'entourent jusqu'au sentiment même de sa prospérité, l'énergique et sombre imagination des Anglais nous représente l'infortuné séparé par ses revers, comme par une contagion funeste, de tous les regards, de tous les souvenirs, de tous les amis. La société lui retire ce qui est la vie, avant que la nature lui ait donné la mort.

Le théâtre de la France république admettra-t-il maintenant, comme le théâtre anglais, les héros peints avec leurs foiblesses, les vertus avec leurs inconsequences, les circonstances vulgaires à côté des situations les plus élevées ? Enfin les caractères tragiques seront-ils tirés des souvenirs, ou de l'imagination, de la vie humaine, ou du beau idéal ? C'est une question que je me propose de discuter, lorsqu'après avoir parlé des tragédies de Racine et de Voltaire, j'examinerai, dans la seconde partie de cet ouvrage, l'influence doit avoir la révolution sur que la littérature française.

CHAPITRE XI V.

De la Plaisanterie anglaise.

On peut distinguer différens genres de plaisanteries dans la littérature de tous les pays; et rien ne sert mieux à faire connoître les mœurs d'une nation, que le caractère de gaîté le plus généralement adopté par ses écrivains. On est sérieux seul, on est gai pour les autres, sur-tout dans les écrits; et l'on ne peut faire rire que par des idées tellement familières à ceux qui les écoutent qu'elles les frappent à l'instant même, ct n'exigent d'eux aucun effort d'attention.

Quoique la plaisanterie ne puisse se passer aussi facilement qu'un ouvrage philosophique d'un succès national, elle est soumise, comme tout ce qui tient à l'esprit, au jugement du bon goût universel. Il faut une grande finesse pour rendre compte des causes de l'effet comique, mais il n'en est pas

moins vrai que l'assentiment général doit se réunir sur les chefs-d'oeuvre en ce genre comme sur tous les autres.

La gaîté, qu'on doit, pour ainsi dire, à l'inspiration du goût et du génie; la gaîté produite par les combinaisons de l'esprit, et la gaîté que les Anglais appellent humour, n'ont presque aucun rapport l'une avec l'autre; et dans aucune de ces dénominations la gaîté du caractère n'est comprise, parce qu'il est prouvé par une foule d'exemples qu'elle n'est de rien dans le talent qui fait écrire des ouvrages gais. La gaîté de l'esprit est facile à tous les hommes qui ont de l'esprit; mais c'est le génie d'un homme et le bon goût de plusieurs qui peuvent seuls inspirer la véritable comédie.

J'examinerai dans un des chapitres suivans par quelles raisons les Français pouvoient seuls atteindre à cette perfection de goût, de grace, de finesse et d'observation du cœur humain, qui nous a valu les chefsd'oeuvre de Molière. Cherchons maintenant à savoir pourquoi les mœurs des Anglais s'opposent au vrai génie de la gaîté.

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