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pouvoir en chair et en os, la domination de quelques uns sur tous. « Si l'on voyait, disait Paul-Louis Courier, si l'on voyait à l'œuvre le commis qui décide, on aurait moins d'enthousiasme pour l'État. » Sous prétexte de relever le faible, on perpétue sa faiblesse ; une assistance énervante produit une enfance éternelle. Quand on envisage, ainsi que le fait De Maistre, le peuple comme toujours fou, absent ou enfant, il est tout simple qu'on lui impose un tuteur. Mais l'administration ne doit être chargée que de ce qu'elle seule peut faire, sans qu'on lui marchande alors les moyens d'action.

« On pourrait, a dit avec autant d'esprit que de raison M. de Remusat, comparer un gouvernement qui veut se charger de tout à un professeur qui ferait tous les devoirs de ses élèves pour qu'ils fussent mieux faits. Il pourrait leur être fort agréable et ne leur apprendrait rien. »

Ceux qui penchent vers l'extension indéfinie des pouvoirs publics, devraient mieux se rappeler l'énergique avertissement donné par le génie puissant qui semblait avoir incarné en lui le principe de l'autorité : « C'est un grand défaut dans un gouvernement (disait Napoléon au Conseil d'État dans la discussion de la loi des mines) que de vouloir être trop père à force de sollicitude, il ruine à la fois la liberté et la propriété. >>

D'un autre côté, on a prêché une doctrine dissolvante qui supprime l'État et ne laisse debout que les individus, sous prétexte de mieux garder leur liberté. Comme si l'autorité et la liberté n'étaient pas les deux faces de la même idée, l'ordre social. Loin de former une antithèse, elles sont une seule force dont on saisit successivement les aspects divers. L'erreur vient d'une vue incomplète qui fait qu'on grossit démesurément un côté de la vérité.

L'État est constitué pour une certaine fin, pour assurer la conserva tion de la liberté, de la vie, de la propriété, reflet matériel de l'indépendance humaine. Loin de tout attirer à lui, il doit autant que possible se renfermer dans la sphère d'action qui lui est propre, et qui suffit aux plus vastes ambitions. Il n'est fort que de la force de tous, aussi doit-il les élever à la dignité morale et développer leurs facultés en les habituant à faire leurs propres affaires, en leur disant Marchez! même quand ils tomberaient quelquefois. Au lieu d'asservir l'individu, comme le faisait l'ancienne société, sous le manteau d'une souveraineté illusoire, il doit l'affranchir; car tout en part, et il ne faut pas employer la force de tous pour paralyser l'énergie de chacun. Que l'individu reste maître de sa pensée et de ses actions, pourvu qu'une responsabilité effective et énergique l'empêche d'empiéter sur le droit d'autrui. Mais que le pouvoir, soumis au contrôle sérieux du pays, ne soit pas non plus dépouillé de ses prérogatives légitimes; qu'il puisse non-seulement empêcher le mal, ce qui est sa destinée élémentaire,

mais aussi faire le bien, ce qui est sa mission dans la société affranchie et développée. Le problème n'est pas d'affaiblir l'Etat, mais de fortifier l'individu. Pour garantir la liberté, il faut que le droit et la force se rencontrent. Rien ne lui est plus antipathique que la violence, sous les deux formes qu'elle affectionne, anarchie ou despotisme.

Rappelons-nous cette belle maxime de Pascal :

Il est juste que ce qui est juste soit suivi: il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la puissance sans la justice est tyrannique. La justice sans la force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit

juste. »>

Quand on entend plaider avec une égale chaleur les droits de l'État et les droits de l'individu, on est souvent exposé à s'écrier comme Henri IV, après le brillant tournoi de deux grands avocats: « Ma foi, ils ont raison tous les deux ! » Pourquoi ? Parce que de part et d'autre on a prêté 'appui de la logique et de l'éloquence à la défense d'une vérité. Mais, pour s'élever à la vérité elle-même, il faut être moins exclusif et plus large dans ses idées. Alors, on s'occupera non pas d'envahir le domaine du gouvernement ou celui de la personnalité humaine, mais de les délimiter, en n'oubliant point que l'absolu n'est pas de ce monde, et que la solution exacte, sans jamais se rencontrer dans les extrêmes, oscille sans cesse, suivant le milieu dans lequel on est appelé à se mouvoir. La seule pierre de touche de la vérité, c'est le respect de l'individu, c'est le souci de sa dignité et de sa grandeur. « La plus grande erreur est de vouloir gouverner les hommes comme des chiffres (1). »

L'autorité ne peut dépérir, elle se développe comme la société ellemême; mais c'est surtout chez les modernes qu'il importe de se tenir en garde contre l'entraînement qui pousse vers l'abdication de l'action personnelle. Tant que le pouvoir émanait du droit divin, on était naturellement conduit à contester et à limiter ses attributions: il semblerait que la question change d'aspect, quand le pouvoir émane du droit populaire. Pourquoi ne pas tout lui abandonner, puisqu'il nous réprésente tous? C'est contre ce sophisme que Benjamin Constant a mis en œuvre les ressources de sa belle intelligence: il a défendu avec une énergique persévérance l'individualité active des citoyens, comme la source et la fin de la puissance publique. Quand il serait vrai, ce qui n'est pas, qu'un peuple, en acceptant une servitude volontaire, devint plus tranquille, plus prospère et plus puissant, que lui servirait de

(1) Napoléon. Discussion du Code civil, titre de l'Adoption.

gagner le monde s'il perdait son âme! « Il n'y a de divin que la divinité, il n'y a de souverain que la justice (1). » L'origine du pouvoir a beau être différente de nos jours, l'oubli des droits n'est pas moins périlleux. Le danger est même plus grand lorsqu'on est porté à supposer qu'on ne doit rien refuser à un gouvernement qui émane de la société. C'est alors que le système de la pondération et des garanties devient le plus nécessaire; c'est alors que l'étude des travaux qui en ont montré l'efficacité devient le plus utile: à ce titre, sans parler des autres mérites qui lui appartiennent, la publication à laquelle M. Laboulaye a consacré ses veilles appelle une sérieuse attention.

L. WOLOWSKI,

de l'Institut.

DE L'IMPOT DIRECT

VICES DE SA RÉPARTITION ET MOYENS DE L'AMÉLIORER (2)

Le Journal des Economistes (3) a déjà publié, sur la question de l'assiette et de la répartition des impôts, de savantes et très-instructives études de M. de Parieu, qui nous permettront d'abréger nos observations sur le même sujet. Nous ferons en sorte d'éviter d'inutiles répétitions, et si notre travail paraît ainsi moins symétrique et moins complet, il fera, peut-être, mieux ressortir les points sur lesquels nous désirons appeler l'attention de nos lecteurs.

La nécessité de l'impôt, pour pourvoir aux dépenses d'utilité publique, a été reconnu à toutes les époques et dans tous les pays: ceux qui profitent des avantages de l'état de société doivent naturellement en supporter les charges. «< Aucun État, a dit Vauban (4), ne peut se soutenir

(1) Cours de politique constitutionnelle, I, p. 10.

(2) Cet article nous a été remis vers le 15 janvier dernier. L'abondance des matières ne nous a pas permis de l'insérer plus tôt. Quoique à l'occasion du rapport de M. Fould sur la situation financière, la presse ait, depuis quelques jours, discuté une partie des questions qui font l'objet de notre article, il nous a semblé que les observations et les aperçus qu'il renferme, pourraient encore offrir quelque intérêt jusqu'au moment où ces questions auront été définitivement résolues. (Note de la redaction.)

(3) Années 1857 à 1859. (4) Projet de dime royale

si les sujets ne le soutiennent; » mais l'impôt ne doit pas excéder les besoins réels de l'État : « Pour bien fixer l'impôt, dit Montesquieu (4), il faut avoir égard, et aux nécessités de l'État, et aux nécessités des citoyens; il ne faut pas prendre au peuple sur ses besoins réels, pour les besoins de l'État imaginaires; ce n'est point à ce que le peuple peut donner qu'il faut mesurer les revenus publics, mais à ce qu'il doit donner. » J.-B. Say et tous les économistes ont tenu le même langage. - De plus, l'impôt doit être proportionnel : « Les sujets d'un État, dit Adam Smith (2), doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun, le plus possible, en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l'État. » Enfin, ajoute le même auteur: « La taxe ou portion d'impôt que chaque individu est tenu de payer, doit être certaine et non arbitraire. »

-

Tels sont les principes universellement admis en matière d'assiette et de répartition des impôts. Nos diverses constitutions, depuis 1789, ont répété que: « Tous les Français contribuaient aux charges publiques, en raison de leurs facultés. » Le fait est-il d'accord avec la théorie, en ce qui concerne les contributions directes? c'est cette question, de la proportionnalité de l'impôt direct, que nous nous proposons d'examiner.

On sait que cet impôt consiste en:

1o La contribution foncière, qui frappe sur la propriété immobilière. 2o La contribution personnelle et mobilière, destinée à atteindre les facultés mobilières.

3 La contribution des portes et fenêtres, qui porte sur l'étendue et la valeur présumée des habitations, réglée d'après le nombre et l'espèce de leurs ouvertures.

40 Enfin, la contribution des patentes, établie à raison des revenus probables du commerce et de l'industrie.

Constatons, d'abord, que le système général de ces contributions est bien conçu; qu'elles reposent toutes sur des signes visibles, appréciables, excluant l'arbitraire; que ces signes, sans être infaillibles, donnent presque toujours la mesure exacte ou, au moins, assez approximative des facultés des contribuables, et que leur valeur ne saurait être raisonnablement contestée à cause de quelques rares exceptions, surtout lorsqu'on n'a rien de mieux à y substituer; enfin, que ce système, qui atteint les facultés sous des formes variées et multiples, comme le sont les produits eux-mêmes, est de beaucoup préférable à d'autres combinaisons qui ont été proposées dans ces derniers temps, telles qu'un impôt unique sur le revenu ou sur le capital, impôt dont l'assiette né

(1) Esprit des lois, livre XIII, chap. rer.

(2) Richesse des Nations.

cessitant des recherches inquisitoriales et des appréciations plus ou moins arbitraires (il faudrait peu compter sur la sincérité des déclarations), rencontrerait en France d'insurmontables difficultés et une répugnance générale qui ne lui permettront sans doute pas de s'introduire dans notre législation.

Nous admettons donc comme justes et nécessaires, dans leur ensemble, les bases actuelles de l'impôt direct. Le principe est bon, mais l'application est souvent défectueuse et, sur quelques points, susceptible de grandes améliorations, comme nous essayerons de le montrer dans la suite de ce travail.

CONTRIBUTION FONCIÈRE.

Lorsque l'assemblée nationale, après avoir supprimé les anciens impôts: vingtième, taille, capitation, etc., dut, en 1791, s'occuper de les remplacer pour pourvoir aux besoins de l'État, elle établit la contribution foncière et la contribution mobilière, fixa le montant total de la première à 240 millions et celui de la seconde à 60 millions, et répartit ces deux sommes entre les départements au prorata de leurs anciennes impositions. Ce mode, qu'on dut adopter, vu l'impossibilité de faire autrement, à défaut de bases plus sûres, était vicieux, car les anciennes contributions pesaient très-inégalement sur les diverses parties du royaume, et cette inégalité allait se reproduire dans la nouvelle répartition. De nombreuses réclamations s'élevèrent bientôt, et elles se sont reproduites fréquemment depuis, les dégrèvements successifs qui ont été accordés aux départements surchargés n'ayant pas eu pour effet d'établir l'égalité proportionnelle qui avait été promise, dès l'origine, aux contribuables.

Un travail, dont les résultats publiés en 1821 servirent, à la même époque, de base à la répartition d'un dégrèvement de 14 millions (4), constatait que, tandis que certains départements payaient en principal le 6o de leur revenu foncier, d'autres départements n'étaient imposés qu'au 16° et même au 17. Cinquante-deux départements qui payaient plus du 10, obtinrent un dégrèvement qui les ramena à la proportion du 8 au 10, et trente-quatre départements conservèrent leurs contingents antérieurs, d'après lesquels ils ne se trouvaient imposés que dans la proportion du 10e au 17o (2).

(1) Loi du 31 juillet 1821.

(2) Voici quelle était, après cette opération, la situation des départements, relativement à la contribution foncière :

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