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à la vertu. Je comprends que ses défenseurs ne manqueront pas de dire qu'il a traité avec honneur la vraie probité, qu'il n'a attaqué qu'une vertu chagrine et qu'une hypocrisie détestable; mais, sans entrer dans cette longue discussion, je soutiens que Platon et les autres législateurs de l'antiquité païenne n'auroient jamais admis dans leurs républiques un tel jeu sur les mœurs.

Enfin je ne puis m'empêcher de croire, avec M. Despréaux, que Molière, qui peint avec tant de force et de beauté les mœurs de son pays, tombe trop bas quand il imite le badinage de la comédie italienne :

Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe,
Je ne reconnois plus l'auteur du Misanthrope.
DESPR. Art. poët., chant u.

VIII.

Projet d'un Traité sur l'Histoire.

Il est, ce me semble, à désirer pour la gloire de l'Académie, qu'elle nous procure un traité sur l'histoire. Il y a très peu d'historiens qui soient exempts de grands défauts. L'histoire est néanmoins très importante; c'est elle qui nous montre les grands exemples, qui fait servir les vices mémes des méchants à l'instruction des bons, qui débrouille les origines, et qui explique par quel

chemin les peuples ont passé d'une forme de gouvernement à une autre.

Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays; quoiqu'il aime sa patrie, il ne la flatte jamais en rien. L'historien françois doit se rendre neutre entre la France et l'Angleterre : il doit louer aussi volontiers Talbot que Duguesclin; il rend autant de justice aux talents militaires du prince de Galles qu'à la sagesse de Charles V.

Il évite également le panégyrique et les satires; il ne mérite d'être cru qu'autant qu'il se borne à dire sans flatterie et sans malignité le bien et le mal. Il n'omet aucun fait qui puisse servir à peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements; mais il retranche toute dissertation où l'érudition d'un savant veut être étalée. Toute sa critique se borne à donner comme douteux ce qui l'est, et à en laisser la décision au lecteur, après lui avoir donné ce que l'histoire lui fournit. L'homme qui est plus savant qu'il n'est historien, et qui a plus de critique que de vrai génie, n'épargne à son lecteur aucune date, aucune circonstance superflue, aucun fait sec et détaché; il suit son goût, sans consulter celui du public; il veut que tout le monde soit aussi curieux que lui des minuties vers lesquelles il tourne son insatiable curiosité. Au contraire, un historien sobre et discret laisse tomber les menus faits

qui ne mènent le lecteur à aucun but important. Retranchez ces faits, vous n'ôtez rien à l'histoire ; ils ne font qu'interrompre, qu'allonger, que faire une histoire, pour ainsi dire, hachée en petits morceaux, et sans aucun fil de vive narration. Il faut laisser cette superstitieuse exactitude aux compilateurs. Le grand point est de mettre d'abord le lecteur dans le fond des choses, de lui en découvrir les liaisons, et de se hâter de le faire arriver au dénouement. L'histoire doit, en ce point, ressembler un peu au poëme épique :

Semper ad eventum festinat, et in medias res
.et quæ

Desperat tractata nitescere posse, relinquit.

HORAT. Art. poët., v. 148 et seq.

Il y a beaucoup de faits vagues qui ne nous apprennent que des noms et des dates stériles; il ne vaut guère mieux savoir ces noms que les ignorer. Je ne connois point un homme en ne connoissant que son nom. J'aime mieux un historien peu exact et peu judicieux, qui estropie les noms, mais qui peint naïvement tout le détail, comme Froissard, que les historiens qui me disent que Charlemagne tint son parlement à Ingelheim, qu'ensuite il partit, qu'il alla battre les Saxons, et qu'il revint à Aix-la-Chapelle; c'est ne m'apprendre rien d'utile. Sans les circonstances,

les faits demeurent comme décharnés; ce n'est que le squelette d'une histoire.

La principale perfection d'une histoire consiste dans l'ordre et dans l'arrangement. Pour parvenir à ce bel ordre, l'historien doit embrasser et posséder toute son histoire; il doit la voir tout entière, comme d'une seule vue; il faut qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les côtés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé son vrai point de vue. Il faut en montrer l'unité, et tirer, pour ainsi dire, d'une seule source tous les principaux événements qui en dépendent; par-là il instruit utilement son lecteur, il lui donne le plaisir de prévoir, 'il l'intéresse, il lui met devant les yeux un système des affaires de chaque temps, il lui débrouille ce qui en doit résulter, il le fait raisonner sans lui faire aucun raisonnement, il lui épargne beaucoup de redites, il ne le laisse jamais languir, il lui fait même une narration facile à retenir par la liaison des faits. Je répète sur l'histoire l'endroit d'Horace qui regarde le poème épique :

Ordinis hæc virtus erit, et venus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici,
Pleraque differat, et præsens in tempus omittat.

Art. poët., v. 42 et seq.

Un sec et triste faiseur d'annales ne connoît point d'autre ordre que celui de la chronologie;

il répète un fait toutes les fois qu'il a besoin de raconter ce qui tient à ce fait; il n'ose ni avancer, ni reculer aucune narration. Au contraire, l'historien qui a un vrai génie, choisit sur vingt endroits celui où un fait sera mieux placé, pour répandre la lumière sur tous les autres. Souvent un fait montré par avance de loin débrouille tout ce qui le prépare. Souvent un autre fait sera mieux dans son jour, étant mis en arrière; en se présentant plus tard, il viendra plus à propos pour faire naître d'autres événements. C'est ce que Cicéron compare au soin qu'un homme de bon goût prend pour placer de bons tableaux dans un jour avantageux : Videtur tanquàm tabulas benè pictas collocare in bono lumine (1).

Ainsi un lecteur habile a le plaisir d'aller sans cesse en avant sans distraction, de voir toujours un événement sortir d'un autre, et de chercher la fin, qui lui échappe, pour lui donner plus d'impatience d'y arriver. Dès que sa lecture est finie, il regarde derrière lui, comme un voyageur curieux, qui, étant arrivé sur une montagne, se tourne, et prend plaisir à considérer de ce point de vue tout le chemin qu'il a suivi et tous les beaux endroits qu'il a traversés.

(1) De claris Oratoribus, n. 261.

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