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tion; il ne sait plus ce qui l'a fâché, il sait seulement qu'il se fâche et qu'il veut se fâcher, encore même ne le sait-il pas toujours. Il s'imagine souvent que tous ceux qui lui parlent sont emportés, et que c'est lui qui se modère, comme un homme qui a la jaunisse croit que tous ceux qu'il voit sont jaunes, quoique le jaune ne soit que dans ses yeux. Mais peut-être qu'il épargnera certaines personnes auxquelles il doit plus qu'aux autres, ou qu'il paroît aimer davantage. Non; sa bizarrerie ne connoît personne; elle se prend sans choix à tout ce qu'elle trouve; le premier venu lui est bon pour se décharger; tout lui est égal pourvu qu'il se fâche, il diroit des injures à tout le monde. Il n'aime plus les gens, il n'en est point aimé; on le persécute, on le trahit, il ne doit rien à qui que ce soit. Mais attendez un moment, voici une autre scène. Il a besoin de tout le monde; il aime, on l'aime aussi; il flatte, il s'insinue, il ensorcelle tous ceux qui ne pouvoient plus le souffrir; il avoue son tort, il rit de ses bizarreries, il se contrefait; et vous croiriez que c'est lui-même dans ses accès d'emportements, tant il se contrefait bien. Après cette comédie jouée à ses propres dépens, vous croyez bien qu'au moins il ne fera plus le démoniaque. Hélas! vous vous trompez; il le fera encore ce soir, pour s'en moquer demain sans se corriger.

E

LA MÉDAILLE"

Je crois, Monsieur, que je ne dois point perdre de temps pour vous informer d'une chose très curieuse, et sur laquelle vous ne manquerez pas de faire bien des réflexions. Nous avons en ce pays un savant nommé M. Wanden, qui a de grandes correspondances avec les antiquaires d'Italie; il prétend avoir reçu par eux une médaille antique, que je n'ai pu voir jusqu'ici, mais dont il a fait frapper des copies qui sont très bien faites, et qui se répandront bientôt, selon les apparences, dans tous les dans tous les pays où il y a des curieux. J'espère que dans peu de jours je vous en enverrai une. En attendant, je vais vous en faire la plus exacte description que je pourrai.

(1) Ce n'est ici qu'une fiction, et non une espèce de dissertation. M. de Fénélon a supposé qu'elle lui venoit d'Amsterdam, et que le trop célèbre Bayle en étoit l'auteur. Il prétendoit prouver, par cet apologue, qu'avec les plus belles qualités l'homme le plus excellent a son mauvais côté, et qu'il doit, non compter sur ses talents, mais travailler sans cesse à se corriger de ses défauts naturels, et toujours prêts à renaître, si l'on ne s'applique avec vigilance à en arrêter les progrès.

D'un côté, cette médaille, qui est fort grande, représente un enfant d'une figure très belle et très noble; on voit Pallas qui le couvre de son égide; en même temps les trois Graces sèment son chemin de fleurs; Apollon, suivi des Muses, lui offre sa lyre; Vénus paroît en l'air dans son char attelé de colombes, qui laisse tomber sur lui sa ceinture; la Victoire lui montre d'une main un char de triomphe, et de l'autre lui présente une couronne. Les paroles sont prises d'Horace: Non sine dis animosus infans. Le revers est bien différent. Il est manifeste que c'est le même enfant, car on reconnoît d'abord le même air de tête; mais il n'a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles venimeux, comme des vipères et des serpents, des insectes, des hibous, enfin des harpies sales qui répandent de tous côtés de l'ordure, et qui déchirent tout avec leurs ongles crochus. Il y a une troupe de satyres impudents et moqueurs qui font les postures les plus bizarres, qui rient, et qui montrent du doigt la queue d'un poisson monstrueux par où finit le corps de ce bel enfant. Au bas, on lit ces paroles, qui, comme vous savez, sont aussi d'Horace: Turpiter atrum desinit in piscem.

Les savants se donnent beaucoup de peine pour découvrir en quelle occasion cette médaille a pú ètre frappée dans l'antiquité. Quelques-uns sou

pu

tiennent qu'elle représente Caligula, qui, étant fils de Germanicus, avoit donné dans son enfance de hautes espérances pour le bonheur de l'empire, mais qui dans la suite devint un monstre. D'autres veulent que tout ceci ait été fait pour Néron, dont les commencements furent si heureux et la fin si horrible. Les uns et les autres conviennent qu'il s'agit d'un jeune prince éblouissant, qui promettoit beaucoup, et dont toutes les espérances ont été trompeuses. Mais il y en a d'autres plus défiants, qui ne croient point que cette médaille soit antique. Le mystère que fait M. Wanden pour cacher l'original donne de grands soupçons. On s'imagine voir quelque chose de notre temps, figuré dans cette médaille; peutêtre signifie-t-elle de grandes espérances qui se tourneront en de grands malheurs ; il semble qu'on affecte de faire entrevoir malignement quelque jeune prince, dont on tâche de rabaisser toutes les bonnes qualités par des défauts qu'on lui impute. D'ailleurs, M. Wanden n'est pas seulement curieux, il est encore politique, fort attaché au prince d'Orange, et on soupçonne que c'est d'intelligence avec lui qu'il veut répandre cette médaille dans toutes les cours de l'Europe. Vous jugerez bien mieux que moi, Monsieur, ce qu'il en faut croire. Il me suffit de vous avoir fait part de cette nouvelle, qui fait raisonner ici avec beau

coup de chaleur tous nos gens de lettres, et de vous assurer que je suis toujours votre très humble. et très obéissant serviteur,

BAYLE.

Amsterdam, le 4 mai 1691.

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