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poursuivi par la raillerie et les insultes des esclavagistes; mais, fort de la sainteté de sa cause, il continua son œuvre, et il a le bonheur aujourd'hui d'assister à son triomphe.

Ce remarquable historique, fait avec une éloquence née du cœur, a constamment captivé l'attention de l'auditoire qui aimait à voir passer devant ses yeux cette noble série de bienfaiteurs; elle a salué le nom de Lincoln avec enthousiasme quand l'orateur a rappelé son énergie et sa fermeté; il semblait que l'intéressante victime d'un fanatisme odieux se ranimait pour saluer la victoire définitive de la raison, de la justice et de l'humanité.

L'économie politique nous vient en aide, elle proclame le travail esclave comme bien inférieur au travail libre; montrons au doigt ceux qui veulent encore l'esclavage et son odieux édifice dont les contreforts sont déjà tombés, aux applaudissements du monde civilisé, et qui bientôt s'écroulera tout entier sous le mépris de tous.

Mais voici Williams Lloyd Garrisson, qui a lutté quarante ans pour la cause sainte de l'abolition de l'esclavage; il prend la parole, il est religieusement écouté, c'est l'apôtre de la liberté des noirs en Amérique; il donne le résumé du rapport fait par la commission centrale des affranchis sur les efforts de toute nature faits par les commissions d'affranchis pour assurer le bien-être, dans le travail, à ceux qui ont recouvré la liberté. Chose étrange, parmi les obstacles que les commissions rencontrent sur leur route, il faut en signaler qui surgissent de la MaisonBlanche elle-même! (la résidence du président de la république des États-Unis. Garrisson est chaleureusement applaudi.

M. Palfry parle dans le même sens que M. Garrisson; puis la parole est donnée à M. le général Dubois, mulâtre, ancien ministre plénipotentiaire d'Hafti c'est l'une des preuves vivantes de la parfaite aptitude des hommes de couleur à s'assimiler la plus délicate civilisation; l'orateur est éloquent et précis, il parle avec une grande facilité. Le général Dubois remonte au temps de Saint-Domingue esclave, il fait l'historique des luttes terribles qui suivirent l'affranchissement décrété par la Convention; il dit que cet affranchissement fut fictif et qu'il fallut conquérir la liberté par la force. Les récits du général sont émus et émouvants, mais il nous semble trop atténuer les excès inutiles auxquels les noirs se sont livrés dans leur triomphe: triomphe sacré, auquel nous applaudissons, mais qui eût pu être pur de violence et ne point avoir pour base des monceaux de cadavres, pour nous servir de l'expression même du brave et éloquent général. L'orateur insiste sur les difficultés de tonte nature contre lesquelles le jeune Etat d'Haïti a eu à lutter et sur les progrès incontestables qui s'y réalisent. M. le général Dubois a regagné sa place au bureau, au milieu des applaudissements unanimes de

l'assemblée.

L'un des orateurs qui ont obtenu le plus la sympathie de la réunion était naguère esclave dans le Sud; il a parlé en anglais des horreurs de la servitude et des charmes de la liberté avec une éloquence naturelle qui a vivement impressionné l'auditoire, et à laquelle M. Laboulaye a tenu à rendre justice. Un autre nègre, le reveran Sella Martin a parlé, en anglais, avec une remarquable et saisissante abondance. Comme quelqu'un faisait observer que l'orateur, jeune encore, avait été vendu dix fois, M. Laboulaye a fait la remarque que ses acheteurs en avaient toujours eu plus que pour leur argent. L'assemblée, après avoir entendu encore MM. Massie, Underhill, Brown et Allbright, si nous avons bien compté, a adopté à l'unanimité une seconde résolution ainsi formulée:

« L'assemblée élève ses hommages de reconnaissance jusqu'à Dieu, créateur des hommes libres, pour la mise en liberté de 4 millions d'esclaves, par la république des États-Unis, et pour l'émancipation de 23 millions de serfs dans l'empire russe!

« Elle salue avec respect la mémoire d'Abraham Lincoln, et elle remercie tous les hommes d'État qui ont fait passer dans les lois le principe de l'émancipation, et tous les hommes de cœur, à quelque religion, à quelque parti, à quelque profession qu'ils appartiennent, qui n'ont pas cessé de réclamer et de défendre le grand principe de justice.

« Elle remercie les hardis voyageurs qui explorent l'Afrique, les hardis missionnaires qui évangélisent, les marins courageux qui en surveillent les côtes.

« L'assemblée remercie spécialement ceux des organes de la presse qui, dans tous les pays, sont demeurés fidèles au principe de l'abolition, et qui n'ont cessé de lui apporter un concours persévérant et désintéressé; et elle espère que les journaux qui ont suivi une voie contraire se constitueront aussi et bientôt les avocats d'office des pauvres gens qui ne le sauront jamais, et dont les souffrances obscures seraient sans terme si l'opinion publique ne continuait pas à veiller et à crier, aussi longtemps qu'il restera sur la terre un seul homme injustement asservi et vendu. »

Avant de se séparer, l'assemblée vote des remercîments: au gouvernement français qui a autorisé les présentes réunions; à M. le duc de Broglie, président d'honneur du comité français d'émancipation; à M. Edouard Laboulaye, président de la réunion.

Il y a une incontestable grandeur dans ces solennelles déclarations empreintes d'un caractère religieux et philosophique des plus élevés, et M. Laboulaye, qui a présidé avec beaucoup de talent, avait raison de dire que ce congrès aurait une portée favorable à la cause qu'il a défendue. Pour nous, nous étions profondément ému et touché au milieu

de cette assemblée où presque toutes les variétés de la race humaine étaient représentées, et qui proclamait du fond du cœur les éternels principes de justice, d'humanité et de liberté.

JULES PAUTET.

DE L'ABOLITION

DE

L'ESCLAVAGE AU BRÉSIL

Notre intention n'est pas d'anticiper sur les événements quant à l'abolition de l'esclavage au Brésil. La question est à l'ordre du jour pour le gouvernement Brésilien; l'Empereur s'en occupe; et le Corps législatif, une année ou l'autre, va être appelé à en apprécier l'ensemble et à en discuter le détail. Mais, quelle que soit l'époque à laquelle il doive en être saisi et quelles que puissent être les combinaisons qu'il adopte, un fait certain existe, c'est que la solution ne peut manquer d'être prochaine; les jours de l'esclavage sont comptés; et le Brésil en sera affranchi bien avant que se lève le premier soleil du vingtième siècle.

Ainsi touche à sa fin le cruel drame qui a débuté au moment où la servitude du moyen âge finissait pour l'Europe, et a continué à figurer en perspective lointaine pour elle, pendant plusieurs siècles, sans trop attirer son attention. Le dénouement a commencé par les horreurs de Saint-Domingue; et il vient d'avoir encore d'affreuses péripéties dernières dans l'Amérique du Nord et à la Jamaïque. Il est à espérer que l'œuvre magnifique, recommandée à la France par Mirabeau, prêchée par tant d'éloquents apôtres de la dignité humaine en Angleterre, et qu'elle a elle-même inaugurée avec tant de gloire, va se compléter désormais et saus calamités nouvelles à déplorer. Nous ne doutons pas du moins qu'il n'en soit ainsi pour le Brésil.

Aussi jamais au Brésil l'esclavage n'a eu de parti non plus que d'apologistes, soit dans la presse, soit à la tribune; et jamais il n'y a été fait en sa faveur d'appel aux souvenirs antiques, aux traditions patriarcales ni aux légendes religieuses. Les Brésiliens savent bien ce qu'il est et ce qu'il vaut; ils savent que dans aucun temps ni chez aucun peuple, il n'a fait partie de la famille que pour en être le fléau et la négation. Seulement ils l'exploitent comme la généralité des hommes ex

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ploite tout moyen, quelque brutal qu'il soit, pour arriver, dès que la loi ne le prohibe pas, à la fortune ou à la puissance; mais ils n'y voient pas un droit; ils ne se font pas d'illusion à cet égard; et ils obéiront au pouvoir, quand il leur dira de s'abstenir. C'est ce qui est arrivé avec la traite. Elle a cessé du moment que l'autorité s'est prononcée contre elle; et elle n'a pas même cherché à prolonger son existence par la contrebande, comme on avait d'abord supposé qu'il en serait avec un littoral si voisin de la côte d'Afrique et si étendu. Les planteurs ne se montrèrent pas plus difficiles à persuader que les gens de mer, et les propriétaires que les traficants. Le courant général de l'opinion porte dans ce sens et les entraîne. Déjà plusieurs communautés religieuses ont pris l'habitude de baptiser libres tous les enfants de leurs esclaves quelques grands propriétaires en font autant; et la guerre du Paraguay avec ses affranchissements donnant des soldats, est venue résoudre définitivement le problème. Le pays n'a su qu'applaudir à la spontanéité de l'Empereur détachant du service de ses domaines les esclaves de l'Etat qui s'y trouvaient employés, pour qu'ils allassent comme libres, grossir l'armée, et consacrant un million de francs de sa dotation, pour autant d'autres affranchissements semblables. Le même sentiment approbatif a prévalu, quand on l'a vu, lui, économe en général de signes honorifiques, les prodiguer pour rémunérer les affranchissements à titre de soldats et développer cette tendance en vue de la guerre on a jugé qu'en cela il faisait habilement servir aux exigences présentes de la guerre les convenances et les nécessités prochaines de la paix.

Mais ici deux objections s'élèvent, deux observations sont formulées : Les propriétaires ne doivent-ils pas être indemnisés, et de quelle façon le seront-ils? L'agriculture ne va-t-elle pas dépérir avec la suppression du travail forcé, et le Brésil rester sous le coup de l'importation étrangère sans moyens d'équilibre par son exportation?

Le respect dû à la propriété, quel qu'en soit l'objet et quel qu'en ait été le point de départ, est passé en doctrine; l'Angleterre et la France ont rendu hommage au principe: toutes deux ont indemnisé les propriétaires qu'elles ont dépossédés de leurs esclaves; et, s'il n'en a pas été de même aux Etats-Unis, c'est que là, rien ne s'est fait que d'ennemi à ennemi, et par la guerre. Le Brésil ne peut avoir aucune objection à l'indemnité; il n'en a aucune seulement il ne saurait y procéder comme l'ont fait la France et l'Angleterre. Nous ne doutons pas que, s'il le voulait, malgré le moment de défaveur par lequel ses dépenses dans la guerre du Paraguay font passer son crédit financier, il ne pût encore se faire ouvrir, en prononçant le mot magique « Abolition de l'esclavage,» bien des caisses de grandes banques européennes. Mais pourquoi recourir à un moyen qui serait en effet extrême dans les

circonstances, et qui jetterait d'ailleurs toute sorte d'impopularité sur la mesure à laquelle il s'appliquerait de manière à la rendre bien plus difficile encore? Quelques jours de plus ou de moins, pour une institution qui dure depuis des siècles, ne sont que d'une importance secondaire; et un sursis à l'émancipation, avec son terme déclaré à l'avance, pourrait être accordé en effet sans inconvénient. Il y aurait ainsi un temps d'arrêt, daus le profit réel pour les propriétaires en produits obtenus comme en services non payés; et ce qu'ils ne toucheraient pas en valeur actuelle des caisses de l'Etat, ils le recevraient en travail futur continué des esclaves eux-mêmes. Telle est la donnée dans laquelle le gouvernement paraît vouloir agir: elle est généralement bien accueillie; et elle est aussi dans l'ordre logique des choses. Mais de combien sera ce sursis? sur quelle base l'établira-t-on ? de quel calcul le fera-t-on dépendre? La réponse à ces questions n'appartient qu'au gouvernement. Ce que nous en pouvons dire seulement d'avance, ce que tout le monde peut en dire avec nous, c'est que le délai dont il s'agit sera aussi court qu'une vigoureuse justice pourra le permettre le vœu du souverain n'est pas douteux sur ce point; et les Chambres brésiliennes ne manquent guère de faire preuve de libéralisme dans les questions d'ordre élevé qui s'agitent devant elles; elles dépouillent alors l'esprit de parti, et reflètent celui du siècle.

Quant à la seconde objection, au sujet de la réduction à craindre dans les produits de l'agriculture du Brésil et dans son exportation, elle paraft heureusement plus spécieuse que fondée; nous allons y opposer l'expérience du passé, ce qui est la meilleure de toutes les argumentations.

En 1818, d'après un recensement fait par l'ordre du roi D. João VI, le Brésil avait une population esclave de 1,980,000 individus.

L'exportation du pays (elle ne s'est jamais composée que de produits agricoles ou venant de la terre, or, diamants, etc.) était à cette époque d'une valeur d'à peu près 50 millions de francs.

En 1845, le nombre des esclaves était d'environ 1,700,000, et l'exportation de 150 millions de francs.

En 1866, le Brésil avait 1,400,000 esclaves, et son exportation était de 250 millions.

Ces chiffres sont assez significatifs par eux-mêmes, quant à l'induction que nous avons à en tirer, pour n'avoir pas besoin de commentaires. Mais ils ont besoin peut-être d'explications, de manière qu'on ne soit pas fondé à contester leur justesse ou du moins leur portée effective (si on leur refusait une exactitude mathématique) comme réfutation de l'idée que nous combattons.

M. Pereira da Silva, député, donne, dans son histoire de la fondation de l'Empire du Brésil, le relevé de population de 1818 auquel nous nous

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