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néral d'idées, de sentiments et de vues, malgré quelques divergences secondaires.

M. Jules Duval, répondant à M. Wolowski, relève un des derniers mots prononcés par son savant contradicteur. M. Wolowski n'a pas, dit M. Duval, la même foi que moi dans la société de production. Oui, sans doute, et c'est la principale cause du dissentiment. Il est des hommes, et M. Duval est du nombre, qui inclinent instinctivement à croire et espérer dans les grandes causes. Oui, en face de l'avenir et de l'inconnu, il faut une certaine dose de foi dans le progrès des sociétés et de l'humanité; mais cette disposition de l'âme ne mérite pas de blâme, pourvu que cette foi soit raisonnable et réfléchie. Telle est la mienne, continue M. Duval, dans les sociétés coopératives de production, et si j'en ai fait l'objet particulier de mes précédentes réflexions, c'est qu'elles constituent un type d'association supérieure aux sociétés de crédit et de consommation, de ces dernières surtout. La coopération pour la production est plus difficile, sans doute, mais elle met en jeu les plus hautes facultés de l'homme; elle excite la plus noble ambition; elle aspire aux buts les plus élevés ; elle est un ressort très-puissant. De même que l'homme qui produit se montre sous un plus beau jour que celui qui consomme, de même pour les groupes d'hommes, ils recueillent plus d'honneur et de profit à bien produire qu'à bien consommer. En outre, en procurant aux travailleurs les bénéfices des patrons, la coopération productive élève leur condition, fait leur éducation, étend leur responsabilité; elle en fait des hommes complets, capables d'être d'intelligents citoyens. C'est pourquoi elle mérite mieux qu'aucune autre les sympathies des économistes. Un mot dit par M. Virgilio, et adopté par M. Wolowski, doit concilier tout le monde de leur aveu, la coopération de production est le couronnement du mouvement coopératif. M. Duval ne dit rien de plus. Admettez que les sociétés de crédit forment la première assise, celles de consommation la seconde, celles de production seront le complément et le couronnement obligé de l'édifice économique. Trois mots en expriment la haute portée la coopération productive, introduite dans l'atelier, l'unité de sentiment et d'action, par l'accord des intérêts et la répartition proportionnelle des profits. Que peut-on souhaiter de mieux? Au surplus, il n'est plus temps de nier la coopération : c'est un fait en pleine application, et l'économie politique n'a plus qu'à l'observer pour l'apprécier.

M. H. CERNUSCHI prie la réunion de vouloir bien croire que son appréciation des sociétés coopératives n'est nullement dictée par le souvenir de ce que lui a coûté l'essai de boucheries coopératives qu'il a fait sur une grande échelle il y a quelques années à Paris et que M. Duval vient de rappeler. En faisant cet essai, M. Cernuschi n'avait pas entendu se

lancer dans une spéculation, et c'est pour cela qu'il n'a pas demandé d'argent au public pour fonder ses trois boucheries. Ce qu'il voulait, c'était d'étudier tout à la fois ce métier de boucher tant décrié, et cette combinaison coopérative qui consiste à faire participer les acheteurs aux bénéfices réalisés par le vendeur. Il faisait une enquête et il savait que toute enquête coûte cher. L'expérience a duré trois ans. M. Gernuschi a constaté deux vérités : l'une que les bénéfices moyens réalisés par les bouchers sont réellement minimes, l'autre que la participation des acheteurs aux bénéfices possibles du vendeur est un système trèscoûteux, très-compliqué, et qu'en définitive, pour le marchand comme pour les chalands, le libre commerce tel qu'il s'est toujours pratiqué est de beaucoup plus économique et plus avantageux que la pratique coopérative.

M. Duval ne veut pas reconnaître que la coopération française a une physionomie toute particulière. Mais il n'a qu'à lire les procès-verbaux des congrès ouvriers tenus en Suisse pour s'en convaincre (1). Les délégués français reviennent toujours à la charge. Ils ne veulent plus de salariat et prétendent supprimer l'intérêt du capital, les ouvriers des autres pays ne comprennent rien à ces demandes. Du reste lui-même M. Duval en préconisant la coopération emploie des expressions qui font bien ressortir la tendance particulière de la coopération française. Quand M. Duval dit qu'il s'agit d'établir une meilleure répartition de bénéfices entre le capital et le travail, il est en pleine coopération française, c'est-à-dire dans l'erreur.

Autre chose est faire un échange, autre chose est faire une répartition. Or le patron et l'ouvrier font précisément un échange. L'ouvrier donne au patron la plus-value que le travail doit ou peut créer, le patron donne à l'ouvrier de l'argent. C'est un contrat ferme, à forfait comme l'achat et la vente. Vous ouvriers, vous trouvez que votre salaire est mesquin. Soit. Abandonnez le travail, coalisez-vous, mettez-vous en grève, négociez ensuite, transigez, soyez adroits, politiques; c'est votre droit, mais ne parlez pas de répartition, car qui dit répartition dit société préalable, c'est-à-dire participation aux pertes aussi bien qu'aux bénéfices. Vous ne pouvez par perdre, car vous ne risquez aucune mise, donc vous ne pouvez rien prétendre au delà du salaire stipulé.

(1) Le 5 septembre, à l'heure même où M. Cernuschi parlait, le Congrès ouvrier de Lausanne, continuant l'œuvre du congrès réuni à Genève en 1866, votait la résolution suivante :

« Le congrès, dans l'état actuel de l'industrie, qui est la guerre, déclare que tous les ouvriers se doivent un aide mutuel pour la défense de leurs salaires, mais qu'il y a un but plus élevé à atteindre la suppression du salariat. >>

C'est ainsi que les choses sont comprises en Angleterre. Les ouvriers anglais ne rêvent pas comme les coopérateurs français d'abolir le salariat. Ils savent qu'il y a moyen d'obtenir un salaire plus élevé mais ils savent aussi qu'il n'est pas possible de monter des industries même coopératives sans posséder dès le point de départ un capital déjà fait. Avec les épargnes qu'on se propose de faire à l'avenir, on ne peut rien installer, rien bâtir, rien payer actuellement.

Il résulte de l'enquête ouverte en France sur les sociétés de coopération que les coopérateurs français sont surtout portés pour la société de production. C'est la plus dangereuse, la plus impraticable, mais elle semble promettre la suppression du salariat, et c'est pour cela qu'elle est l'objet d'une préférence marquée. M. Cernuschi qui a été longtemps salarié lui-même ne peut s'expliquer la haine qu'on voue au salariat. Certes il vaut mieux salarier les autres que se faire salarier; il vaut encore mieux ne point salarier d'ouvriers et vivre de rentes. Oui, il y a une énorme différence entre avoir, et ne pas avoir; mais cette différence subsistera toujours malgré la coopération et malgré le socialisme. L'institution du salariat est encore plus utile et plus nécessaire pour ceux qui ne possèdent rien que pour ceux qui possèdent. Ceux-ci à la rigueur peuvent vivre en consommant leur bien, ceux-là sans le salaire ne peuvent ni travailler, ni vivre.

M. Duval a encore dit que la coopération est comme la lumière, aveugle qui ne la voit pas. A quoi bon discuter si la coopération est possible? La coopération marche, la coopération prospère.

Ici encore M. Cernuschi ne se trouve pas d'accord avec M. Duval. Les sociétés coopératives sont loin de prospérer en France. Les quelquesunes qui survivent sont redevables de leur survivance à des dévouements hors ligne, à des patronages gratuits, à des donations plus ou moins secrètes, à des protections anciennes ou récentes. De même à l'étranger. Des sociétés de production, il n'en existe presque pas. Les sociétés de consommation sont en décadence en Angleterre, et la réunion a appris naguère qu'elles ont grand' peine à s'établir en Italie. Les boutiquiers ne sont pas parfaits, mais les consommateurs, libres de débattre les prix, de vérifier les denrées, peuvent au besoin changer de boutique, ne sont pas tenus de verser tout d'abord un capital pour faire les provisions en gros, et ne sont pas soumis aux risques de mauvaise gestion que les associés des magasins coopératifs ont toujours à redouter.

En Allemagne, on voit réussir un grand nombre de petites banques; elles réussissent parce qu'elles travaillent an rebours des idées françaises. Elles empruntent les petites épargnes des ouvriers, comme elles empruntent l'argent de tout le monde, puis elles s'en servent pour escompter du bon papier commercial ou pour faire des avances à intérêt sur de bonnes garanties. L'ouvrier allemand, qui verse son argent à la

petite banque, est rebelle au conseil donné par la coopération française de consacrer ses épargnes à la fondation des sociétés de production. Il n'admet pas que la coopération de production soit l'idéal auquel on doive aspirer.

En résumé, les sociétés de production sont presque absolument impraticables. Celles de consommation sont très-rarement avantageuses pour les associés. Conduites avec discernement, les petites banques peuvent donner de bons résultats, mais ces banques sont plutôt des caisses d'épargne par actions que des sociétés coopératives appelées à créditer le travail, comme le désirent les coopérateurs français.

C'est le succès de Rochdale qui soutient par-ci par-là la foi coopérative. Mais cet exemple, par son unique rareté même, devrait plutôt décourager qu'enflammer. Rochdale n'est pas même imité par les localités voisines, et on veut le donner en modèle à la France et à l'Europe! Oui, Rochdale vit. La trappe vit aussi et depuis plus longtemps. Pionniers et trappistes, ce sont des exceptions, et l'humanité n'est faite ni pour les uns, ni pour les autres. La coopération est un état social trop primitif et trop arriéré. Aujourd'hui, les enfants quittent au plus tôt le toit paternel, pressés qu'ils sont de vivre libres et indépendants.

BIBLIOGRAPHIE

Le Mouvement coopératif a Lyon et dans le midi de la France, par Eugène FLOTARD, ancien magistrat, etc. Paris, 1867. 1 vol. in-8.

C'est de l'histoire, et de l'histoire bien faite. Pas d'emphase, ni même la chaleur que le sujet parfois excuserait; ou du moins la sent-on plutôt qu'elle ne perce. L'auteur raconte, et il raconte avec une grande objectivité. Il laisse parler les faits des faits positifs, des renseignements authentiques. Ces faits et ces renseignements ont une grande éloquence. La cause en faveur de laquelle notre savant ami a pris la plume et dont il est l'un des plus zélés propagateurs, ils la plaident mieux que n'auraient pu le faire les apologies les plus brillantes, les démonstrations les plus profondes: ils attestent que la coopération vit, qu'elle marche, qu'elle progresse.

Le mouvement coopératif, dans le midi de la France, ne date pas d'hier; les origines de la Société agricole et industrielle de Beauregard (à Vienne, Isère) remontent même au delà de 1848. Entravée sous le gouvernement de Juillet, dissoute par la force le lendemain du coup d'État, cette société a passé par des épreuves bien rudes et a dû subir maintes transfor mations; la foi profonde et la persévérance intelligente de ses fondateurs

ont triomphe de toutes les difficultés. Ils ont fait plus que de maintenir leur œuvre; ils ont su la développer d'une façon continue et en faire l'entreprise coopérative la plus variée, la plus complexe que nous avons en France. La Société possède aujourd'hui une belle propriété agricole et y a établi, entre autres, une maison de santé et de sevrage où elle reçoit jusqu'à 200 enfants (de sociétaires) débiles ou malades; elle entretient une école, une bibliothèque, une salle de lecture et de cours; elle exploite une fabrique de drap avec atelier d'apprêt; une meunerie et boulangerie; des ateliers de charpente; un commerce de charbon et une société alimentaire qui débite au delà de 2,600 jetons d'aliments par jour; le personnel fixe qu'elle occupe dépasse 70 personnes, et le mouvement des affaires, depuis 1861, va en moyenne au delà de 600,000 fr. par an. La société alimentaire de Grenoble et la société de production (impressions sur étoffes) de Gallien, près Bourgoin, qui ont quinze ans d'existence, sont dans l'Isère les émules, bien modestes il est vrai, de l'entreprise viennoise.

Mais c'est à Lyon surtout, on le devine aisément, que le mouvement associationniste s'était manifesté en 1848 avec une grande intensité; il était secondé et en partie contenu par le Comité de l'organisation du travail, institué au palais Saint-Pierre dès le lendemain des événements de février. Ce mouvement amena la création de plusieurs associations ouvrières de production, dont quelques-unes sainement comprises et organisées; nous citerons notamment celle des ouvriers menuisiers : constituée en août 1848, elle eut, malgré les temps si difficiles, en décembre 1848, assez de commandes déjà pour occuper 60 à 80 sur ses 300 sociétaires; peu de mois après, un deuxième atelier, organisé aux Brotteaux, était devenu insuffisant; un troisième dut être établi à Perrache, et la société donnait de l'ouvrage à tous ses membres. Les tailleurs sur pierre, les fabricants de chaises, les veloutiers, les ouvriers en soie, les sculpteurs sur bois, d'autres corps d'état encore avaient suivi l'exemple des menuisiers; plusieurs de ces associations marchaient bien, malgré la part qu'elles avaient eue dans le prêt de trois millions accordé par la République aux associations ouvrières. Un arrêt du général comman¬ dant en chef de l'armée de Lyon (Castellane) prononça, en décembre 1851, la dissolution immédiate de toutes les associations ouvrières; la liquidation précipitée fut faite même sans assistance judiciaire, par l'intermédiaire du commissaire de police.

Le même coup atteignait les sociétés de consommation qui paraissaient mieux réussir encore que les sociétés de production. L'association des Travailleurs-Unis qui faisait son premier fonds de roulement avec des parts de un franc à réaliser par des versements de dix centimes était arrivée à la fin de 1850 à posséder: sept épiceries de détail approvisionnées par un magasin de gros; une boulangerie avec plusieurs fours; deux étaux de boucherie; une pâtisserie avec fabrique de chocolat; un entrepôt de vins ; deux magasins de charbons; sa prospérité matérielle ne l'empêchait pas, bien au contraire, de s'occuper du bien-être moral des sociétaires elle avait, vers la fin de 1851, voté l'ouverture de deux écoles

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