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que c'est détruire une industrie que de la contraindre à vendre ses produits au-dessous de la valeur des frais qu'ils ont occasionnés.

VI

Enfin on peut affirmer que la propriété des inventions est utile même aux non-inventeurs, ou à ceux qui ne peuvent jamais acquérir ce genre de propriété, parce que, sans son existence, ils seraient privés pour toujours de l'utilité gratuite qui en est le résultat immédiat ou prochain.

On pourrait craindre toutefois que la propriété de l'invention, constituant un monopole au profit de l'inventeur, celui-ci s'en prévalût pour faire payer les services qu'il rend à la société à l'aide de sa découverte, au delà de ce qu'ils valent. Il est aisé de démontrer que cette crainte est chimérique; car, toute invention ayant pour objet de substituer de l'utilité gratuite à de l'utilité onéreuse, ou, en d'autres termes, d'épargner une peine ou une dépense, le prix de ce service ne peut jamais dépasser la portion d'utilité onéreuse transformée en utilité gratuite, ou la valeur du travail épargné.

Un exemple nous semble d'autant plus utile pour fixer les idées à ce sujet, que le principe énoncé ci-dessus est encore fort contesté, même par des hommes que leur bon sens et leur expérience en affaires sembleraient devoir prémunir contre cette erreur.

Supposons un fabricant qui, créant ses produits par des procédés connus, et par conséquent soumis à la concurrence, en obtienne par la vente un prix de 100 fr., égal aux frais originaires de ce produit, y compris le profit net de l'entrepreneur. Un inventeur trouve un procédé qui réduit de moitié les dépenses de fabrication de ce produit; profitant de son monopole, il offre au fabricant de lui faire part de son invention, moyennant une participation de 40 0/0 dans le bénéfice. Le fabricant pourra trouver cette prétention exorbitante, parce qu'il lui serait fort agréable de profiter seul de toute l'économie résultant du procédé nouveau; mais cependant, en toute justice, il doit reconnaître qu'en acceptant l'offre de l'inventeur, son profit est augmenté de 10 0/0 sans accroissement de travail ni de capital.

Ce n'est donc que dans le cas où l'inventeur prétendrait garder pour lui seul tout le bénéfice de sa découverte, ou qu'il exigerait, pour en céder l'usage, une valeur supérieure à l'économie qui en résulterait, que le fabricant serait en droit de se plaindre. Mais qui ne voit que, dans ce cas, il demeure parfaitement libre de refuser les offres de l'inventeur, sans que rien soit changé à l'état habituel de ses affaires?

L'inventeur ne peut donc jamais se prévaloir de sa propriété pour exercer un monopole injuste et nuisible; par conséquent, ses exigences ne peuvent jamais dépasser cette limite à laquelle toute l'économie ré

sultant de l'emploi de son procédé serait absorbée par lui seul. Plus elles s'en approcheraient, moins il trouverait d'industriels disposés à traiter avec lui, et, d'autre part, plus il stimulerait l'éclosion d'autres inventions, analogues ou mêmes supérieures à la sienne; son propre intérêt lui commande donc de n'user de son monopole qu'avec modération.

Quand on songe, d'ailleurs, à la difficulté qu'éprouve un inventeur à vaincre la routine des fabricants habitués de longue date au procédé ancien dont ils se servent, à surmonter leur esprit d'inertie, la crainte qu'ils éprouvent d'être dupes de quelque mirage trompeur, leur aversion contre toute dépense nouvelle dont le profit n'est pas encore clairement démontré et contre la nécessité de modifier leurs habitudes et de se livrer à de nouvelles prévisions, on comprend que l'inventeur est obligé de céder à ses clients une large part de la rente de son monopole pour les décider à accepter l'offre qu'il leur fait de ses services. Il y a donc bien loin de là à exercer son monopole dans toute sa rigueur.

VII

Le principe que nous venons d'établir, d'après lequel la propriété des inventions, ayant la même origine que les autres propriétés, doit conférer les mêmes droits, est encore méconnu ou mal compris par le plus grand nombre. Aussi les lois sur cette matière, qui sont l'expression d'une opinion publique flottante, indécise et variable, n'accordentelles généralement à l'inventeur que des droits très-limités sur l'exploitation de sa découverte. Quelques-unes ne leur en reconnaissent aucun; pas une n'admet un droit formel et illimité de propriété à l'inven

teur.

La plupart s'accordent à ne concéder qu'une jouissance temporaire de la propriété de l'invention, bornée, dans le temps, à une durée de quinze ans, au maximum, dans l'espace, aux frontières du pays dans lequel le brevet a été octroyé. Les droits respectifs des divers inventeurs qui concourent successivement au perfectionnement d'une même décou verte, au lieu d'êtré réglés par un libre débat entre les intéressés, sont si mal définis que, dans certaines contrées, le brevet de perfectionnement prime celui d'invention jusqu'à l'annuler complétement; tandis que dans d'autres, au contraire, l'inventeur est investi par la loi d'un monopole qui le garantit, pendant quelques années, de la concurrence de tout perfectionnement et même de toute découverte nouvelle, obtenant les mêmes résultats que l'ancienne, quoique par des procédés entièrement différents et fondés sur d'autres principes.

D'un autre côté, ces lois n'exigent guère, ni la spécification claire et rigoureuse de l'invention appropriée, ni qu'une large publicité soit don

née à cette description. En outre, elles ne garantissent que très-imparfaitement les droits réciproques des inventeurs, des entrepreneurs d'industrie, comme acquéreurs de leurs inventions, et du public. Il résulte de ces imperfections de la législation en matière de brevets, qu'elle donne lieu à une foule d'abus qui découragent les inventeurs honnêtes, engendrent une classe d'exploiteurs de brevets éhontés, qui causent de grands dommages à l'industrie et font naître, chez tous les intéressés, une défiance dans l'équité et l'utilité de la loi, qui les engagent à se rendre justice à eux-mêmes, avec l'exagération, l'amertume et le désir de vengeance qui accompagnent d'ordinaire les applications de la loi de Lynch quel qu'en soit l'objet.

La conséquence la plus funeste de cette imperfection est peut-être que le public, attribuant au principe même de la propriété des inventions les conséquences funestes qui résultent de l'application vicieuse qui en est faite, confond ce principe et les lois qu'il en croit l'expression, dans un commun anathème.

Nous ne pouvons, en effet, attribuer à une autre cause la réprobation presque unanime qui se manifeste, soit contre la législation des brevets, soit contre la propriété des inventions, tant en Allemagne, en Angleterre et en Hollande, qu'en France et en Belgique, et dont des esprits aussi éclairés que généreux, tels que Ackersdyk et M. Michel Chevalier, se sont fait l'écho.

VIII

Les partisans d'une limitation de la durée des brevets d'invention allèguent, en faveur de leur thèse, la statistique qui démontre que, sur vingt brevets, il y en a tout au plus un dont la durée réelle dépasse cinq ans, quelle que soit la limite que son demandeur lui ait assignée a priori, et qu'il en est à peine un sur cent qui atteigne la limite de 15 ans, assignée par la loi.

Qu'est-ce que cela prouve, sinon que les inventions inapplicables ou futiles, qui sont abandonnées au premier essai ou qui n'ont de vogue que durant quelques mois, constituent l'immense majorité, peut-être parce que ce sont les seules que la loi protége avec efficacité, et aussi parce que le génie qui enfante les grandes inventions est d'une rareté tout exceptionnelle, tandis que rien n'est plus commun que l'esprit inventif qui porte aux perfectionnements de détail, et même que la manie qui fait imaginer la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, la panacée universelle, la pierre philosophale, etc., etc. Est-ce une raison pour décourager le génie réel, dont les inventions rendent service au genre humain durant des siècles, et qui ont exigé aussi des années d'études et de recherches, qu'une longue jouissance peut seule dédommager d'une manière équitable? Nous ne le pensons pas, et voilà 3 SERIE. T. VIII. 15 décembre 1867.

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pourquoi nous demandons qu'on laisse à chaque invention la durée naturelle que lui assigne son utilité.

Beaucoup de personnes, frappées des nombreux et graves inconvénients que présente la législation des brevets d'invention et son extrême diversité dans tous les pays, ont cru trouver un remède à cet état de choses dans l'expropriation des inventions pour cause d'utilité publique. Nous reconnaissons à ce système deux avantages sur celui des brevets, tel qu'il existe actuellement; le premier, c'est d'admettre que l'invention donne droit à une propriété; le second c'est de simplifier considérablement le système en vigueur et de dispenser le propriétaire d'un brevet, des dispendieuses formalités qu'exige sa reconnaissance par les pays étrangers. Mais ces avantages nous semblent plus que compensés par des inconvénients bien supérieurs. D'abord, nous ne pouvons pas plus admettre l'équité de l'expropriation pour cause d'utilité publique, en ce qui concerne la propriété des inventions qu'en ce qui regarde la propriété foncière; ici encore, le droit d'un seul doit prévaloir, selon nous, sur l'intérêt du plus grand nombre. Mais s'il est assez facile d'estimer la valeur matérielle d'une propriété foncière, susceptible d'être vendue aux enchères ou de donner un loyer, il n'en est pas de même d'une invention qui n'a pas encore fait ses preuves, c'est-à-dire qui n'a pas encore donné de revenu, et dont personne, peut-être, n'oserait offrir quelque chose, dans une vente publique. L'exploitation d'un brevet, surtout dans les conditions que la loi lui fait actuellement, est la chose du monde la plus aléatoire, et ce n'est généralement qu'après plusieurs années d'un exercice intelligent du droit qu'il confère, que l'on est à même de juger, en connaissance de cause, de la valeur réelle d'une invention. La condition essentielle de l'expropriation, celle d'accorder une juste et préalable indemnité à la personne dépossédée, est donc à peu près impossible à atteindre. En vain nommera-t-on des commissions, composées de savants, d'ingénieurs et d'industriels, de théoriciens et d'hommes pratiques; en un mot, pour apprécier le mérite d'une invention, il y aura au moins vingt probabilités contre une, qu'ils se tromperont dans leur appréciation. Le jugement porté par l'Académie des sciences sur le bateau à vapeur, inventé par Fulton, peut donner la mesure du démenti que l'expérience inflige parfois au verdict le mieux motivé d'un comité de

savants.

Un des inconvénients de ce système serait donc d'accroître encore les attributions, déjà si exagérées, des gouvernements, en les forçant d'inervenir dans des questions pour lesquelles leur compétence est plus que douteuse. C'est augmenter en même temps une responsabilité bien assez forte déjà, et sous le poids de laquelle plus d'un gouvernement menace de s'écrouler.

Pour les inventeurs, toujours pleins de sollicitude pour le fruit de leur imagination et de foi dans la réussite de leurs projets, la froide et sévère appréciation d'un comité spécial demeurerait, très-souvent, audessous des frais faits par l'inventeur et des risques qu'il a courus, cette appréciation, disons-nous, bien loin de le satisfaire, serait pour lui une cause de découragement qui l'engagerait à renoncer, dans l'avenir, à toute recherche de ce genre.

En revanche, l'appât d'une récompense facilement acquise mettrait sans doute à l'œuvre plus d'un faiseur de projets aventureux, qui se hasarderait à présenter les plans d'une imagination désordonnée comme une invention bien étudiée et amenée à maturité par de nombreuses expériences. Une seule réussite sur plusieurs tentatives, pour mettre en défaut la sagacité du comité consultatif, les dédommagerait amplement de leurs peines, et le Trésor public aurait à souffrir des bévues de la commission, qui se serait laissée surprendre à récompenser largement le mérite d'une invention dont l'utilité serait plus que douteuse.

Supposons maintenant l'inventeur indemnisé et son œuvre tombée dans le domaine public, est-il bien certain que ceux qui seront intéressés à s'en servir en comprendront les avantages, aussi bien que s'ils leur étaient démontrés par l'inventeur-propriétaire lui-même, sa rémunération dépendant de la manière dont il ferait accueillir son invention?

Il pourrait arriver souvent, par conséquent, qu'une invention, après avoir été chèrement achetée par l'État comme très-utile, demeurât sans usage par suite de l'apathie des intéressés à s'en servir.

IX

Lorsqu'une invention est exploitée, soit par son auteur même, soit par une personne à laquelle il en cède la propriété ou la jouissance, il en résulte un monopole naturel, qui en limite l'usage pendant quelque temps, et empêche le produit qui en est le résultat de baisser de prix, au moins immédiatement. Le possesseur du monopole peut donc en tirer un profit ou une rente, sans causer de perte ou infliger de dommage à qui que ce soit, et ce n'est qu'avec une extrême lenteur que la concurrence amène la baisse de prix du produit monopolisé. De cette façon, les autres fabricants de ce produit, qui faisaient usage de l'ancien mode plus coûteux de production, pourraient le réformer s'ils en trouvaient la possibilité, ou bien cesser leur industrie dans le cas contraire, en opérant progressivement, sans secousse, et avec peu ou point de perte. Au contraire, si l'État, en indemnisant l'inventeur, fait tomber sa découverte dans le domaine public, l'exploitation simultanée de celle-ci par plusieurs entrepreneurs qui s'ensuivra, causera une baisse immédiate de la valeur du produit auquel l'invention s'applique. Or, la consé

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