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38. Suite.-Cinq ans après, je possédais trente mille francs, et j'épousais la fille d'un fabricant de papiers, qui m'associait à sa maison de commerce, peu achalandée, il faut le dire; mais j'étais jeune encore, j'étais actif, je savais travailler et m'imposer des privations. A l'heure qu'il est, je possède deux maisons à Paris, et j'ai cédé ma fabrique de papier à mon fils, qui j'ai enseigné de bonne heure le goût du travail et de la persévérance. Faites comme moi, l'ami, et vous deviendrez riche comme moi.'

Là-dessus, le vieux monsieur s'en alla, laissant Antoine tellement préoccupé, que deux dames passèrent sans entendre l'appel criard du mendiant: La charité, s'il vous plaît.

En 1815, pendant mon exil à Bruxelles, j'entrai un jour chez un libraire pour y faire emplette de quelques livres. Un gros et grand monsieur se promenait dans le magasin, et donnait des ordres à cinq ou six commis.

Nous nous regardâmes l'un l'autre comme des gens qui, sans pouvoir se reconnaître, se rappelaient cependant qu'ils s'étaient vus autrefois quelque part. 'Monsieur,' me dit à la fin le libraire, il y a vingt-cinq ans, n'alliez-vous pas souvent à Versailles, dimanche?' 'Quoi! Antoine, c'est vous!' m'écriai-je. 'Monsieur,' répliqua-t-il, vous le voyez, le vieux monsieur poudré avait raison; il m'a donné dix mille livres de rente.'

39. Le Déjeuner de Napoléon.-L'une des plus habituelles fantaisies de Napoléon, c'était de parcourir Paris in

cognito, à la manière du sultan des Mille et une Nuits.

Dans ces excursions à travers la ville, il était toujours vêtu d'une redingote grise, entièrement boutonnee sur la poitrine. Il portait un chapeau rond à larges bords. Impatient de voir le monument de la place Vendôme terminé, il voulut le visiter luimême. Dans ce but, il sortit du palais avant le jour, suivi d'un grand-maréchal du palais; il traversa le jardin des Tuileries, et se rendit sur la place Vendôme au moment où le crépuscule commençait à poindre.

Après avoir examiné la gigantesque charpente dans tous ses détails, et s'être promené à l'entour pendant trois quarts d'heure, l'empereur continua son chemin, en suivant la rue Napoléon (aujourd'hui la Rue de la Paix), et, tournant à droite, il remonta le boulevard en disant gaîment à Duroc : Il faut que messieurs les Parisiens soient bien paresseux dans ce quartier, puisque toutes les boutiques sont encore fermées, quoiqu'il fasse grand jour.'

Tout en causant il arriva devant les Bains - Chinois, dont le restaurant avait depuis peu été repeint à neuf. 'Si nous entrions là pour déjeuner?' dit Napoléon à Duroc. Qu'en pensez-vous? Cette tournée ne vous a-telle pas donné de l'appétit?'

Sire, c'est trop tôt; il n'est encore que huit heures." 'Bah! bah! votre montre retarde toujours. Moi, j'ai faim.' Et l'empereur entre dans le café, s'assied à une table, appelle le garçon, et lui demande des côtelettes de mouton, une omelette aux fines herbes (c'étaient ses mets favoris), et du vin de Chambertin.

Après avoir mangé de très-bon appétit et avoir pris une demi-tasse de café, qu'il prétendit être meilleur que celui qu'on lui servait habituellement aux Tuileries, il appelle le garçon, lui demande la carte, et se lève, en disant à Duroc: Payez, et rentrons; il est temps.' Puis, se posant sur le seuil de la porte du café, les mains croisées sur le dos, il se met à siffler entre ses dents un récitatif italien.

40. Suite.-Le grand-maréchal s'étant levé en même temps que l'empereur, et, après avoir vainement fouillé toutes ses poches, il acquit enfin la certitude que, dans la précipitation qu'il

avait mise le matin à s'habiller, il avait oublié sa bourse. Or, il savait que Napoléon ne portait jamais d'argent sur lui: il hésitait dans le parti qu'il avait à prendre. Le garçon attendait. Le total montait à douze francs. Pendant cet incident, l'empereur, qui n'a rien vu, peu habitué à ce qu'on le fasse attendre, ne conçoit pas la lenteur que met Duroc à le rejoindre: déjà même il a tourné la tête plusieurs fois de son côté, en disant d'un ton d'impatience: Allons! dépêchons; il se fait tard.'

En effet, déjà les pourvoyeurs campagnards arrivaient de tous côtés; les laitières et les porteurs d'eau circu

laient.

Le grand-maréchal prend enfin son parti, et, s'approchant de la maîtresse du café, qui se tient au comptoir, lui dit d'un ton poli, mais un peu honteux : 'Madame, mon ami et moi sommes sortis ce matin un peu précipitamment; nous avons oublié de prendre notre bourse Mais je vous donne ma parole que dans une heure je vous enverrai le montant de cette carte.'

C'est possible, monsieur,' reprit froidement la dame; mais je ne vous connais ni l'un ni l'autre, et tous les jours je suis attrapée de la même manière. Vous sentez que ''Madame, nous sommes des gens d'honneur, des officiers de la garde.' 'Oui, jolies pratiques, en effet, que les officiers de la garde!'

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41. Suite. Madame,' dit le garçon de café à la maîtresse, 'puisque ces messieurs ont oublié de prendre de l'argent, je réponds pour eux, persuadé que ces braves officiers ne voudront pas faire tort à un pauvre garçon de café. Voici les douze francs." 'Autant de perdu pour vous,' fit la limonadière.

Chemin faisant, Duroc raconta à l'empereur son aventure. Napoléon en rit de bon cœur. Le lendemain, un officier d'ordonnance, auquel le grand. maréchal avait donné des instructions précises, entrait au café des BainsChinois, et, s'adressant à la maîtresse de la maison: Madame, n'est-ce pas ici que deux messieurs, vêtus l'un et l'autre de redingotes grises, sont venus déjeuner hier, et que, n'ayant pas d'argent... 'Oui, monsieur,' répond la dame.

"Eh bien, madame, c'était Sa Majesté l'empereur et monseigneur le

grand-maréchal du palais.. Puis-je parler au garçon qui a payé pour eux ?

La dame sonne, et se trouve presque mal. Mais l'officier, s'adressant au garçon, lui remet un roulean de cinquante napoléons. Ce garçon s'appelait Durgens. Quelques jours après il fut placé valet de pied dans la maison de l'empereur.

42, Charles-Quint et les Brigands.Un beau jour de printemps, CharlesQuint, alors simple roi des Espagnes, chassait dans une forêt de la VieilleCastille. Un violent orage qui vint à éclater, tout-à-coup sépara le roi de sa suite, et le força de chercher promptement l'asile le plus prochain. Cet asile fut une caverne formée tout naturellement par la preeminence d'un bloc énorme de rochers. Joyeux d'avoir cet abri tutélaire, Charles descend aussitôt de cheval . . .; mais jugez quelle est sa surprise, lorsqu'à la lueur d'un éclair il aperçoit tout près de lui quatre hommes de fort mauvaise mine, armés des pieds à la tête, et qui semblent plongés dans un profond sommeil. Il fait deux pas vers l'un d'eux; soudain le dormeur se lève sur ses pieds et lui dit: Vous ne vous douteriez jamais, señor caballero, du rêve étonnant que je viens de faire. Il me semblait que votre manteau de velours passait sur mes épaules.' Et en disant ces mots, le voleur dégrafe le manteau du roi et s'en empare.

'Señor escudero,' ajouta le second, 'j'ai rêvé que j'échangeais ma résille contre votre belle toque à plumes.'

'Et moi,' dit un troisième, 'que je trouvais un coursier magnifique sous ma main.'

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'Mais, camarades,' s'écria alors le quatrième, que me restera-t-il, avec vos rêves?'

Eh! par Saint Jacques, cette chaîne d'or et ce sifflet d'argent,' reprit le premier, en apercevant ces joyaux appendus au cou du prince.

Tu as, ma foi, raison,' dit l'autre. Et aussitôt sa main s'avança pour saisir les objets.

'C'est au mieux, mes amis,' dit alors Charles-Quint, mais avant de vous livrer ce bijou, je veux vous en montrer l'usage,' et aussitôt, prenant le sifflet, il en tira un son aigu et prolongé.

A ce bruit, plusieurs seigneurs de la suite du roi s'avancent vers la caverne, et bientôt cent personnes entourent le

monarque. Lorsque le roi vit tous ses gens réunis, il se tourna vers les quatre bandits restés stupéfaits.

'Mes braves,' leur dit-il, 'j'ai rêvé aussi, moi c'est qu'avant une heure vous seriez pendus.'

Quelques instants après les voleurs étaient accrochés à des arbres.

43. Mieux que ça.-Un jour que l'empereur Joseph II., revêtu d'une simple redingote boutonnée, accompagné d'un seul domestique sans livrée, était allé dans une calèche à deux places qu'il conduisait lui-même, faire une promenade du matin aux environs de Vienne, il fut surpris par la pluie, comme il reprenait le chemin de la ville.

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Il en était encore éloigné, lorsqu'un piéton, qui regagnait aussi la capitale, fait signe au conducteur d'arrêter, ce que Joseph II. fait aussitôt. Monsieur,' lui dit le militaire (car c'était un sergent), 'y aurait-il de l'indiscrétion à vous demander une place à côté de vous? cela ne vous gênerait pas prodigieusement, puisque vous êtes seul dans votre calèche, et ménagerait mon uniforme que je mets aujourd'hui pour la première fois.' 'Ménageons votre uniforme, mon brave,' lui dit Joseph, et mettez-vous là. D'où venez-vous? Ah!' dit le sergent, je viens de chez un garde-chasse de mes amis, où j'ai fait un fier déjeuner.' Qu'avez-vous donc mangé de si bon?' Devinez.' Que sais-je, moi, une soupe à la bière?' Ah! bien oui, une soupe; mieux que ça.' 'De la choucroute.' Mieux que ça.' 'Une longe de veau?' Mieux que ça, vous dit-on.' 'Oh! ma foi, je ne puis plus deviner,' dit Joseph. Un faisan, mon digne homme, un faisan tiré sur les plaisirs de sa Majesté,' dit le camarade, en lui frappant sur la cuisse. Tiré sur les plaisirs de sa Majesté, il n'en devait être que meilleur? Je vous en réponds.'

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44. Suite.-Comme on approchait de la ville, et que la pluie tombait toujours, Joseph demanda à son compagnon dans quel quartier il logeait. Monsieur, c'est trop de bonté, je craindrais d'abu'Non, non,' dit Joseph, ser de votre rue?' Le sergent, indiquant sa demeure, demanda à connaître celui dont il recevait tant d'honnêtetés. A votre tour,' dit Joseph, 'devinez.' Monsieur est militaire, sans doute!' Comme dit Monsieur.' Lieutenant?'

"Ah! bien oui, lieutenant; mieux que ça.' 'Colonel peut-être?' 'Mieux que ça, vous dit-on.' 'Comment! diable,' dit l'autre en se rencognant aussitôt dans la calèche, seriez-vous feld-maréchal?' Mieux que ça.' 'Ah! mon Dieu, c'est l'Empereur.' 'Lui-même,' dit Joseph. Le sergent se confond en excuses, et supplie l'Empereur d'arrêter pour qu'il puisse descendre. Non pas,' lui dit Joseph; 'après avoir mangé mon faisan, vous seriez trop heureux de vous débarrasser de moi si promptement; j'entends bien que vous ne me quittiez qu'à votre porte:' et il l'y descendit.

45. Don Quichotte.-Don Quichotte aperçut trente ou quarante moulins à vent, et regardant son écuyer: 'Ami,' dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits. Vois-tu là-bas ces géants terribles? Ils sont plus de trente; n'importe, je vais attaquer ces fiers ennemis de Dieu et des hommes. Leurs dépouilles commenceront à nous enrichir.' Quels géants?' répondit Sancho. Ceux que tu vois avec ces grands bras qui ont peut-être deux lieues de long. Mais, Monsieur, prenez-y garde; ce sont des moulins à vent; et ce qui vous semble des bras n'est autre chose que leurs ailes.' 'Ah, mon pauvre ami, l'on voit bien que tu n'es pas encore expert en aventures. Ce sont des géants, je m'y connais. Si tu as peur, éloigne-toi, va quelque part te mettre en prière, tandis que j'entreprendai cet inégal et dangereux combat.' En disant ces paroles, il piqua des deux, sans écouter le pauvre Sancho, qui se tuait de lui crier que ce n'étaient point des géants, mais des moulins, et sans se désabuser davantage, à mesure qu'il en approchait. Attendez-moi,' disait-il, attendez-moi, lâches brigands, un seul chevalier vous attaque.'

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46. Suite.-A l'instant un peu de vent s'éleva, et les ailes se mirent à tourner. 'Oh! vous avez beau faire,' ajouta Don Quichotte; 'quand vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous n'en serez pas moins punis. Il dit, embrasse son écu, et en se recommandant à Dulcinée, tombe, la lance en arrêt, sur l'aile du premier moulin, qui l'enlève lui et son cheval et les jette à vingt pas l'un de l'autre. Sancho se pressait d'accourir au plus grand trot de son

âne. Il eut bien de la peine à relever son maître, tant la chute avait été lourde. Eh! Dieu me soit en aide,' dit-il, je vous crie depuis une heure que ce sont des moulins à vent. Il faut en avoir d'autres dans la tête pour ne pas le voir tout de suite.' 'Paix! paix!' répondit le héros; 'c'est dans le métier de la guerre que l'on se voit le plus dépendant des caprices de la fortune, surtout lorsqu'on a pour ennemi ce redoutable enchanteur Freston. Je vois bien ce qu'il vient de faire: il a changé les géants en moulins, pour me dérober la gloire de les vaincre.

47. Charles XII.-Dès que Charles XII eut atteint les frontières de la Turquie, il congédia toute sa suite, et ne prit avec lui que During. A la fin de la première journée, après avoir couru sans relâche, le jeune During, qui n'était pas endurci à ces fatigues excessives comme le roi de Suède, s'évanouit en descendant de cheval. Le roi, qui ne voulait pas s'arrêter un moment sur la route, demanda à During, quand celui-ci fut revenu à lui, combien il avait d'argent. During ayant répondu qu'il avait environ mille écus en or: Donne m'en la moitié,' dit le roi, 'je vois bien que tu n'es pas en état de me suivre; j'achèverai la route tout seul.' During le supplia de daigner se reposer du moins trois heures, l'assurant qu'au bout de ce temps il serait en état de remonter à cheval et de suivre sa majesté ; il le conjura de penser à tous les risques qu'il allait courir.

48. Suite.-Le roi, inexorable, se fit donner les cinq cents écus, et demanda des chevaux. Alors During, effrayé de la résolution du roi, s'avisa d'un stratagème innocent: tira à part le maître de poste, et lui montrant le roi de Suède: Cet homme,' lui dit-il, 'est mon cousin; nous voyageons ensemble pour la même affaire; il voit que je suis malade, et ne veut pas seulement m'attendre trois heures; donnezlui, je vous prie, le plus méchant cheval de votre écurie, et cherchez-moi quelque chaise ou quelque chariot de poste.' Il mit deux ducats dans la main du maître de poste, qui satisfit exactement à toutes ses demandes. On donna au roi un cheval rétif et boiteux. Le monarque partit seul à dix heures du soir dans cet équipage, au milieu d'une nuit

noire, avec le vent, la neige et la pluie. Son compagnon de voyage, après avoir dormi quelques heures, se mit en route dans un chariot traîné par de forts chevaux. A quelques milles il rencontra, au point du jour, le roi de Suède qui, ne pouvant plus faire marcher sa monture, s'en allait de son pied gagner la poste prochaine.

49. Suite.-Un jour que ce roi dictait à Stralsund des lettres pour la Suède à un secrétaire, une bombe tomba sur la maison, perça le toit, et vint éclater près de la chambre même du roi. La moitié du plancher tomba en pièces; le cabinet où le roi dictait, étant pratiqué en partie dans une grosse muraille, ne souffrit point de l'ébranlement, et, par un bonheur étonnant, nul des éclats qui sautaient en l'air n'entra dans ce cabinet, dont la porte était ouverte. Au bruit de la bombe et au fracas de la maison qui semblait tomber, la plume échappa de la main du secrétaire. Qu'y a-t-il donc?' lui dit le roi d'un air tranquille, pourquoi n'écrivez-vous pas?' Celui-ci ne put répondre que ces mots Eb, sire, la bombe!' Hé bien,' reprit le roi, 'qu'a de commun la bombe avec la lettre que je vous dicte? Continuez!'

50. Un Nez Gelé.-Les premiers jours où St. Petersbourg eut revêtu sa robe blanche furent pour moi des jours de curieux spectacle, car tout m'était

nouveau.

Je ne pouvais surtout me lasser d'aller en traîneau, car il y a une volupté extrême à se sentir entraîné, sur un terrain poli comme une glace, par des chevaux qu'excite la vivacité de l'air, et qui, sentant à peine le poids de leur charge, semblent voler plutôt que courir. Ces premiers jours furent d'autant plus agréables pour moi, que l'hiver ne se montra que petit à petit, de sorte que j'arrivai, grâce à mes fourrures, jusqu'à 20 degrés presque sans m'en être aperçu.

Un jour, comme le ciel était trèsbeau, quoique l'air fût plus vif que je ne l'avais encore senti, je me décidai à faire mes courses en me promenant; je m'enveloppai d'une grande redingote d'astracan, je m'enfonçai un bonnet fourré sur les oreilles, je roulai autour de mon cou une cravate de cachemire, et je m'aventurai dans la rue, n'ayant de toute ma personne que le bout du nez en l'air.

51. Suite.-D'abord tout alla à merveille; je m'étonnais même du peu d'impression que me causait le froid, et je riais tout bas de tous les contes que j'en avais entendu faire; j'étais, au reste, enchanté d'avoir cette occasion de m'acclimater. Cependant, après quelque temps, je crus remarquer que les personnes que je rencontrais, me regardaient avec une certaine inquiétude, mais cependant sans me rien dire. Bientôt un monsieur, plus causeur, à ce qu'il paraît, que les autres, me dit en passant: "Noss!' Comme je ne savais pas un mot de russe, je crus que ce n'était pas la peine de m'arrêter pour un monosyllabe, et je continuai mon chemin. Au coin de la rue des Pois, je rencontrai un cocher qui passait ventre à terre en conduisant son traîneau; mais si rapide que fût sa course, il se crut obligé de me parler à son tour, et me cria: Noss, noss!' Enfin, en arrivant sur la place de l'Amirauté, je me trouvai en face d'un homme du peuple, qui ne me cria rien du tout, mais qui, ramassant une poignée de neige, se jeta sur moi, et avant que j'eusse pu me débarrasser de tout mon attirail, se mit à me débarbouiller la figure et à me frotter particulièrement le nez de toute sa force. Je trouvai la plaisanterie assez médiocre, surtout par le temps qu'il fasait, et tirant un de mes bras d'une de mes poches, je lui allongeai un coup de poing qui l'envoya rouler à dix pas.

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52. Suite. Malheureusement ou heureusement pour moi, deux paysans passaient en ce moment, qui, après m'avoir regardé un instant, se jetèrent sur moi, et, malgré ma défense, me maintinrent les bras, tandis que cet enragé, auquel je venais de donner un coup si violent, ramassait une autre poignée de neige, et se précipitait de nouveau sur moi. Cette fois, profitant de l'impossibilité où j'étais de me défendre, il se mit à recommencer ses frictions. Mais, si j'avais les bras pris, j'avais la langue libre; croyant que j'étais la victime de quelque guet-à-pens, j'appelai de toute ma force au secours. Un officier accourut et me demanda en français à qui j'en avais.

'Comment! monsieur,' m'écriai-je en faisant un dernier effort et en me débarrassant de mes trois hommes, qui, de la manière la plus tranquille du monde, se remirent à continuer leur chemin; vous ne voyez donc pas ce que ces drôles me faisaient?' 'Que vous faisaient-ils donc?' 'Mais ils me frottaient la figure avec de la neige. Est-ce que vous trouveriez cela une plaisanterie ce bon goût, par hasard, avec le temps qu'il fait?' 'Mais, monsieur, ils vous rendaient un énorme service,' me répondit mon interlocuteur.' Comment cela ?' 'Sans doute, vous aviez le nez gelé.' 'Misericorde!' m'écriai-je, en portant la main à la partie menacée.

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53. Suite.-'Monsieur,' dit un passant en s'adressant à l'officier, 'je vous préviens que votre nez gèle.' Merci, monsieur,' dit l'officier comme si on l'eût prévenu de la chose la plus naturelle du monde, et, se baissant, il ramassa une poignée de neige, et se rendit à luimême le service que m'avait rendu le pauvre homme que j'avais si brutalement récompensé de son obligeance. " C'est-à-dire alors, monsieur, que sans cet homme Vous n'auriez plus de nez,' continua l'officier, en se frottant le sien. " Alors, monsieur, permettez .. Et je me mis à courir après mon homme, qui, croyant que je voulais achever de l'assommer, se mit à courir de son côté, de sorte que, comme la crainte est naturellement plus agile que la reconnaissance, je ne l'eusse probablement jamais rattrapé, si quelques personnes, en le voyant fuir et en me voyant le poursuivre, ne l'eussent pris pour un voleur, et ne lui eussent barré le chemin. Lorsque j'arrivai, je le trouvai parlant avec une grande volubilité, afin de faire comprendre qu'il n'était coupable que de trop de philanthropie; dix roubles que je lui donnai expliquèrent la chose. Le pauvre diable me baisa les mains, et un des assistants, qui parlait français, m'invita à faire désormais plus d'attention à mon nez. L'invitation était inutile; pendant tout le reste de ma course je ne le perdis pas de vue.

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