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ELOGE HISTORIQUE

DE MADAME LA MARQUISE
DU CHATELET.

1754

Ette traduction, que les plus favans hommes de France devaient faire, & que les autres doivent étudier, une dame l'a entreprise & achevée, à l'étonnement & à la gloire de fon pays. Gabrielle-Emilie de Breteuil, époufe du marquis du Châtelet-Lomont, lieutenant-général des armées du roi, eft l'auteur de cette traduction, devenue néceffaire à tous ceux qui voudront acquérir ces profondes connaissances, dont le monde eft redevable au grand Newton.

C'eût été beaucoup pour une femme de favoir la géométrie ordinaire, qui n'eft pas même une introduction aux vérités fublimes enfeignées dans cet ouvrage immortel; on fent affez qu'il falait que madame la marquife du Châtelet fut entrée bien avant dans la carrière que Newton avait ouverte, & qu'elle poffédât ce que ce grand-homme avait enseigné. On a vu deux prodiges; l'un que Newton ait fait cet ouvrage, l'autre qu'une dame l'ait traduit, & l'ait éclairci. Phil. Littér. Hift. Tom. I.

A

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Ce n'était pas fon coup d'effai; elle avait auparavant donné au public une explication de la philofophie de Leibnitz, fous le titre d'Inftitutions de phyfique adreffées à fon fils, auquel elle avait enfeigné elle-même la géométrie.

Le difcours préliminaire qui eft à la tête de ces inftitutions, eft un chef-d'œuvre de raifon & d'éloquence: elle a répandu dans le refte du livre une méthode & une clarté que Leibnitz n'eut jamais, & dont fes idées ont befoin, foit qu'on veuille feulement les entendre, foit qu'on veuille les réfuter.

Après avoir rendu les imaginations de Leibnitz intelligibles, fon efprit qui avait acquis encore de la force & de la maturité par ce travail même, comprit que cette métaphyfique fi hardie, mais fi peu fondée, ne méritait pas fes recherches: fon ame était faite pour le fublime mais pour le vrai. Elle fentit que les monades, & l'harmonie préétablie devaient être mifes avec les trois élémens de Defcartes, & que des fyftêmes qui n'étaient qu'ingénieux, n'étaient pas dignes de l'occuper. Ainfi après avoir eu le courage d'embellir Leibnitz, elle eut celui de l'abandonner; courage bien rare dans quiconque a embraffé une opinion; mais qui ne coûta guères. d'efforts à une ame paffionnée pour la vérité.

Défaite de tout efpoir de fyftême, elle prit pour fa règle celle de la fociété royale de Londres, nullius in verba; & c'est parce que la bonté de fon efprit l'avait rendue ennemie des partis & des fyftêmes, qu'elle fe donna toute entière à Newton. En effet Newton ne fit jamais de fyftême, ne fuppofa jamais rien, n'enfeigna aucune vérité qui ne fût fondée fur la plus fublime géométrie, ou fur des expériences inconteftables. Ses conjectures, qu'il a hazardées à la fin de fon livre, fous le nom de recherches, ne font que des doutes; il ne les donne que pour tels, & il ferait prefque impoffible que celui qui n'avait jamais affirmé que des vérités évidentes, n'eût pas douté de tout le reste.

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Tout ce qui eft donné ici pour principe eft en effet digne de ce nom; ce font les premiers refforts de la nature, inconnus avant lui; & il n'eft plus permis de prétendre à être phyficien fans les connaître.

Il faut donc bien fe garder d'envifager ce livre comme un systême, c'est-à-dire, comme un amas de probabilités qui peuvent fervir à expliquer bien ou mal quelques effets de la nature.

S'il y avait encore quelqu'un assez abfurde pour foutenir la matière fubtile, & la matière cannelée, pour dire que la terre eft un foleil encrouté, que la lune a été entraînée dans le tourbillon de la terre, que la matière subtile fait la pefanteur, pour foutenir toutes ces autres opinions romanefques fubftituées à l'ignorance des anciens, on dirait, Cet homme eft cartéfien; s'il croyait aux monades, on dirait, il eft leibnitien; mais on ne dira pas de celui qui fait les élémens d'Eu clide qu'il eft euclidien; ni de celui qui fait d'après Galilée en quelle proportion les corps tombent, qu'il eft galiléïfte: auffi en Angleterre ceux qui ont appris le calcul infinitéfimal, qui ont fait les expériences de la lumière, qui ont appris les loix de la gravitation, ne font point appellés newtoniens; c'eft le privilège de l'erreur de donner fon nom à une fecte. Si Platon avait trouvé des vérités, il n'y aurait point eu de platoniciens, & tous les hommes auraient appris peu-à-peu ce que Platon aurait enfeigné; mais parce que dans l'ignorance qui couvre la terre, les uns s'attachaient à une erreur, les autres à une autre, on combattait fous différens étendarts; il y avait des péripatéticiens, des platoniciens, des épicuriens, des zénoniftes, en attendant qu'il y eût des fages.

Si on appelle encore en France newtoniens les philofophes qui ont joint leurs connaiffances à celles dont Newton a gratifié le genre-humain, ce n'eft que par un refte d'ignorance & de préjugé. Ceux qui favent peu & ceux qui favent mal, ce qui compofe une multitude prodigieufe,

s'imaginèrent que Newton n'avait fait autre chofe que combattre Descartes, à-peu-près comme avait fait Gallendi. Ils entendirent parler de fes découvertes, & ils les prirent pour un fyftême nouveau. C'eft ainfi que quand Harvey eut rendu palpable la circulation du fang, on s'éleva en France contre lui: on appella harvéiftes & circulateurs ceux qui ofaient embrasser la vérité nouvelle que le public ne prenait que pour une opinion. Il le faut avouer, toutes les découvertes nous font venues d'ailleurs, & toutes ont été combattues. Il n'y a pas jufqu'aux expériences que Newton avait faites fur la lumière, qui n'ayent effuié parmi nous de violentes contradictions. Il n'eft pas furprenant après cela que la gravitation univerfelle de la matière ayant été démontrée, ait été auffi combattue.

Les fublimes vérités que nous devons à Newton, ne fe font pleinement établies en France qu'après une génération entière de ceux qui avaient vieilli dans les erreurs de Defcartes: car toute vérité, comme tout mérite, a les contemporains pour ennemis.

Turpe putaverunt parere minoribus, & quæ
Imberbes didicere, fenes perdenda fateri.

Madame du Châtelet a rendu un double fervice à la postérité en traduifant le livre des principes, & en l'enrichiffant d'un commentaire. Il eft vrai que la langue latine dans laquelle il eft écrit, eft entendue de tous les favans; mais il en coûte toujours quelques fatigues à lire des chofes abftraites dans une langue étrangère. D'ailleurs le latin n'a pas de termes pour exprimer les vérités mathématiques & phyfiques qui manquaient aux anciens.

Il a falu que les modernes créaffent des mots nouveaux pour rendre ces nouvelles idées; c'est un grand inconvénient dans les livres de fcience, & il faut avouer que ce n'eft plus guères la peine d'écrire ces livres dans une langue inorte, à la

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