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pourront jamais imiter. Il n'est point esclave des mots, il va droit à la vérité; il sait que la passion est comme l'âme de la parole. Il remonte d'abord au premier principe sur la matière qu'il veut débrouiller; il met ce principe dans son premier point de vue; il le tourne et le retourne, pour y accoutumer ses auditeurs les moins pénétrants; il descend jusqu'aux dernières conséquences par un enchaînement court et sensible. Chaque vérité est mise en sa place par rapport au tout : elle prépare, elle amène, elle appuie une autre vérité qui a besoin de son secours. Cet arrangement sert à éviter les répétitions qu'on peut épargner au lecteur; mais il ne retranche aucune des répétitions par lesquelles il est essentiel de ramener souvent l'auditeur au point qui décide lui seul de tout.

Il faut lui montrer souvent la conclusion dans le principe. De ce principe, comme du centre, se répand la lumière sur toutes les parties de cet ouvrage; de même qu'un peintre place dans son tableau le jour, en sorte que d'un seul endroit il distribue à chaque objet son degré de lumière. Tout le discours est un; il se réduit à une seule proposition, mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu'on voit, d'un seul coup d'œil, l'ouvrage entier, comme on voit de la place publique d'une ville toutes les rues et toutes les portes, quand toutes les rues sont droites, égales et en symétrie. Le discours est la proposition développée; la proposition est le discours en abrégé.

Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum '.

Quiconque ne sent pas la beauté et la force de cette unité et de cet ordre, n'a encore rien vu au grand jour; il n'a vu que des ombres dans la caverne de Platon *. Que dirait-on

1 HORAT., de Art. poet., v. 23.

Il faut que tout ouvrage, à l'unité fidèle,
De la simplicité nous offre le modèle.

DARU.

* Fénelon fait allusion à la belle image employée par Platon, liv. VII de sa République, où il suppose dans une caverne des hommes chargés de chaînes qui les empêchent de se lever, de marcher et de tourner la tête. Derrière eux brille la lumière, dont ils n'ont que les reflets; et devant eux

d'un architecte qui ne sentirait aucune différence entre un grand palais dont tous les bâtiments seraient proportionnés pour former un tout dans le même dessin, et un amas confus de petits édifices qui ne feraient point un vrai tout, quoiqu'ils fussent les uns auprès des autres? Quelle comparaison entre le Colysée, et une multitude confuse de maisons irrégulières d'une ville? Un ouvrage n'a une véritable unité que quand on ne peut rien en ôter sans couper dans le vif.

Il n'a un véritable ordre que quand on ne peut en déplacer aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout. C'est ce qu'Horace explique parfaitement :

nec lucidus ordo.

Ordinis hæc virtus erit et Venus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici

Pleraque differat, et præsens in tempus omittat'.

Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière; il n'a qu'un goût imparfait et qu'un demi-génie. L'ordre est ce qu'il y a de plus rare dans les opérations de l'esprit : quand l'ordre, la justesse, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. Mais il faut avoir tout vu, tout pénétré et tout embrassé, pour savoir la place précise de chaque mot : c'est ce qu'un déclamateur livré à son imagination et sans science ne peut discerner.

Isocrate est doux, insinuant, plein d'élégance; mais peuton le comparer à Homère? Allons plus loin ; je ne crains pas

passent des ombres, qu'ils prennent pour des êtres réels. La caverne, c'est le globe où nous vivons; les chaines qui chargent les hommes, ce sont nos passions et nos préjugés; les ombres qui passent, c'est nous, c'est la figure du monde, que nous prenons pour une réalité.

Dans la plupart des éditions modernes, on a, par une erreur singulière, substitué, dans ce passage de Fénelon, Pluton à Pluton.

1 HORAT., de Art. poet., v. 41-44.

A. F. D.

Choisit-on bien, on trouve avec facilité
L'expression heureuse, et l'ordre, et la clarté.

L'ordre à mes yeux, Pisons, est lui-même une grâce :
L'esprit judicieux veut tout voir à sa place.

DARU.

de dire que Démosthène me paraît supérieur à Cicéron. Je proteste que personne n'admire Cicéron plus que je fais : il embellit tout ce qu'il touche, il fait honneur à la parole, il fait des mots ce qu'un autre n'en saurait faire; il a je ne sais combien de sortes d'esprit; il est même court et véhément toutes les fois qu'il veut l'être contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine. Mais on remarque quelque parure dans son discours l'art y est merveilleux, mais on l'entrevoit : l'orateur, en pensant au salut de la république, ne s'oublie pas et ne se laisse pas oublier. Démosthène paraît sortir de soi, et ne voir que la patrie. Il ne cherche point le beau, il le fait sans y penser; il est au-dessus de l'admiration. Il se sert de la parole comme un homme modeste de son habit pour se couvrir. Il tonne, il foudroie; c'est un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer, parce qu'on est saisi; on pense aux choses qu'il dit, et non à ses paroles. On le perd de vue, on n'est occupé que de Philippe, qui envahit tout. Je suis charmé de ces deux orateurs; mais j'avoue que je suis moins touché de l'art infini et de la magnifique éloquence de Cicéron, que de la rapide simplicité de Démosthène.

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L'art se décrédite lui-même, il se trahit en se montrant : Isocrate, dit Longin (Du Subl., chap. XXXI), est tombé dans << une faute de petit écolier.... Et voici par où il débute : Puisque le discours a naturellement la vertu de rendre les cho« ses grandes petites, et les petites grandes ; qu'il sait don« ner les grâces de la nouveauté aux choses les plus vieilles, « et qu'il fait paraître vieilles celles qui sont nouvellement faites. Est-ce ainsi, dira quelqu'un, ô Isocrate, que vous << allez changer toutes choses à l'égard des Lacédémoniens et << des Athéniens? En faisant de cette sorte l'éloge du discours, «< il fait proprement un exorde pour avertir ses auditeurs « de ne rien croire de ce qu'il va dire. » En effet, c'est déclarer au monde que les orateurs ne sont que des sophistes, tels que le Gorgias de Platon et que les autres rhéteurs de la Grèce, qui abusaient de la parole pour imposer au peuple.

Si l'éloquence demande que l'orateur soit homme de bien,

et cru tel, pour toutes les affaires les plus profanes, à combien plus forte raison doit-on croire ces paroles de saint Augustin sur les hommes qui ne doivent parler qu'en apôtres! << Celui-là parle avec sublimité, dont la vie ne peut être ex« posée à aucun mépris. » Que peut-on espérer des discours d'un jeune homme sans fonds d'étude, sans expérience, sans réputation acquise, et qui se joue de la parole, et qui veut peut-être faire fortune dans le ministère où il s'agit d'être pauvre avec Jésus-Christ, de porter la croix avec lui en se renonçant, et de vaincre les passions des hommes pour les convertir?

Je ne puis me résoudre à finir cet article sans dire un mot de l'éloquence des Pères. Certaines personnes éclairées ne leur font pas une exacte justice. On en juge par quelque métaphore dure de Tertullien, par quelque période enflée de saint Cyprien, par quelque endroit obscur de saint Ambroise, par quelque antithèse subtile et rimée de saint Augustin, par quelques jeux de mots de saint Pierre Chrysologue. Mais il faut avoir égard au goût dépravé des temps où les Pères ont vécu. Le goût commençait à se gâter à Rome peu de temps après celui d'Auguste. Juvénal a moins de délicatesse qu'Horace; Sénèque le tragique et Lucain ont une enflure choquante. Rome tombait; les études d'Athènes même étaient déchues, quand saint Basile et saint Grégoire de Nazianze y allèrent. Les raffinements d'esprit avaient prévalu. Les Pères, instruits par les mauvais rhéteurs de leur temps, étaient entraînés dans le préjugé universel: c'est à quoi les sages mêmes ne résistent presque jamais. On ne croyait pas qu'il fût permis de parler d'une façon simple et naturelle. Le monde était, pour la parole, dans l'état où il serait pour les habits, si personne n'osait paraître vêtu d'une belle étoffe sans la charger de la plus épaisse broderie. Suivant cette mode, il ne fallait point parler, il fallait déclamer. Mais si on veut avoir la patience d'examiner les écrits des Pères, on y verra des choses d'un grand prix. Saint Cyprien a une magnanimité et une véhémence qui ressemble à celle de Démosthène. On

trouve dans saint Chrysostome un jugement exquis, des images nobles, une morale sensible et aimable. Saint Augustiu est tout ensemble sublime et populaire; il remonte aux plus hauts principes par les tours les plus familiers; il interroge, il se fait interroger, il répond; c'est une conversation entre lui et son auditeur; les comparaisons viennent à propos dissiper tous les doutes: nous l'avons vu descendre jusqu'aux dernières grossièretés de la populace, pour la redresser. Saint Bernard a été un prodige dans un siècle barbare: on trouve en lui de la délicatesse, de l'élévation, du tour, de la tendresse et de la véhémence. On est étonné de tout ce qu'il y a de beau et de grand dans les Pères, quand on connaît les siècles où ils ont écrit. On pardonne à Montaigne des expressions gasconnes, et à Marot un vieux langage: pourquoi ne veuton pas passer aux Pères l'enflure de leur temps, avec laquelle on trouverait des vérités précieuses, exprimées par les traits les plus forts?

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Mais il ne m'appartient pas de faire ici l'ouvrage qui est réservé à quelque savante main; il me suffit de proposer en gros ce qu'on peut attendre de l'auteur d'une excellente rhétorique. Il peut embellir son ouvrage, en imitant Cicéron par le mélange des exemples avec les préceptes. « Les hommes qui ont un génie pénétrant et rapide, dit saint Augustin', profitent plus facilement dans l'éloquence, en lisant les dis« cours des hommes éloquents, qu'en étudiant les préceptes « mêmes de l'art. » On pourrait faire une agréable peinture des divers caractères des orateurs, de leurs mœurs, de leurs goûts et de leurs maximes. Il faudrait même les comparer ensemble, pour donner au lecteur de quoi juger du degré d'excellence de chacun d'entre eux.

V.

Projet de poétique.

Une poétique ne me paraîtrait pas moins à désirer qu'une rhétorique. La poésie est plus sérieuse et plus utile que le De Doct. christ. lib. IV, no 14, p. 63.

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