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déjà assez pour me montrer que mon âme n'est point corporelle. Tout ce qui est corps ou corporel ne se détermine en rien soi-même, et est au contraire déterminé en tout par des lois qu'on nomme physiques, qui sont nécessaires, invincibles, et contraires à ce que j'appelle liberté. De là je conclus que mon âme est d'une nature entièrement différente de celle de mon corps. Qui est-ce qui a pu unir d'une union réciproque deux natures si différentes, et les tenir dans un concert si juste pour toutes leurs opérations? Ce lien ne peut être formé, comme nous l'avons déjà remarqué, que par un être supérieur qui réunisse ces deux genres de perfections dans sa perfection infinie.

Il n'en est pas de même de cette modification de mon âme, qu'on nomme vouloir, comme des modifications des corps. Un corps ne se modifie en rien lui-même ; il est modifié par la seule puissance de Dieu : il ne se meut point, il est mu; il n'agit en rien, il est seulement agi, s'il m'est permis de parler de la sorte. Ainsi Dieu est l'unique cause réelle et immédiate de toutes les différentes modifications des corps. Pour les esprits, il n'en est pas de même : ma volonté se détermine elle-même. Or, se déterminer à un vouloir, c'est se modifier : ma volonté se modifie donc elle-même. Dieu peut prévenir mon âme, mais il ne lui donne point le vouloir de la même manière dont il donne le mouvement aux corps.

Si c'est Dieu qui me modifie, je me modifie moi-même avec lui, je suis cause réelle avec lui de mon propre vouloir. Mon vouloir est tellement à moi, qu'on ne peut s'en prendre qu'à moi si je ne veux pas ce qu'il faut vouloir. Quand je veux une chose, je suis maître de ne la vouloir pas ; quand je ne la veux pas, je suis maître de la vouloir. Je ne suis pas contraint dans mon vouloir, et je ne saurais l'être; car je ne saurais vouloir malgré moi ce que je veux, puisque le vouloir que je suppose exclut évidemment toute contrainte.

Outre l'exemption de toute contrainte, j'ai encore l'exemption de toute nécessité. Je sens que j'ai un vouloir, pour ainsi dire, à deux tranchants, qui peut se tourner à son choix vers

FENELON.

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le oui et vers le non, vers un objet ou vers un autre : je ne connais point d'autre raison de mon vouloir que mon vouloir même; je veux une chose, parce que je veux bien la vouloir, et que rien n'est tant en ma puissance que de vouloir ou de ne vouloir pas. Quand même ma volonté ne serait pas contrainte, si elle était nécessité, elle serait aussi invinciblement déterminée à vouloir que les corps le sont à se mouvoir. La nécessité tomberait autant sur le vouloir pour les esprits, qu'elle tombe sur le mouvement pour les corps. Alors il ne faudrait pas s'en prendre davantage aux volontés de ce qu'elles voudraient, qu'aux corps de ce qu'ils se mouvraient.

Il est vrai que les volontes voudraient vouloir ce qu'elles voudraient; mais les corps se meuvent du mouvement dont ils se meuvent, comme les volontés veulent du vouloir dont elles veulent. Si le vouloir est nécessité comme le mouvement, il n'est ni plus digne de louange, ni plus digne de blâme. Le vouloir nécessité, pour être un vrai vouloir non contraint, n'en est pas moins un vouloir qu'on ne peut s'abstenir d'avoir, et duquel on ne peut se prendre à celui qui l'a. La connaissance précédente ne donne point de liberté véritable; car un vouloir peut être précédé de la connaissance de divers objets, et n'avoir pourtant aucune réelle élection. La délibération même n'est qu'un jeu ridicule, si je délibère entre deux partis, étant dans l'impuissance actuelle de prendre l'autre. Enfin il n'y a aucune élection sérieuse et véritable entre deux objets, s'ils ne sont tous deux actuellement tout prêts, en sorte que je puisse laisser et prendre celui qu'il me plaira.

En disant que je suis libre, je dis donc que mon vouloir est pleinement en ma puissance, et que Dieu même me le laisse pour le tourner où je voudrai; que je ne suis point déterminé comme les autres êtres, et que je me détermine moimême. Je conçois que si ce premier être me prévient pour m'inspirer une bonne volonté, je demeure le maître de rejeter son actuelle inspiration ', quelque forte qu'elle soit; de la frustrer de son effet, et de lui refuser mon consentement. 1 Concil. Trid., sess. vi, cap. v.`

Je conçois aussi que quand je rejette son inspiration pour le bien, j'ai le vrai et actuel pouvoir de ne la rejeter pas, comme j'ai le pouvoir actuel et immédiat de me lever quand je demeure assis, et de fermer les yeux quand je les ai ouverts. Les objets peuvent me solliciter, par tout ce qu'ils ont d'agréable, à les vouloir; les raisons de vouloir peuvent se présenter à moi avec ce qu'elles ont de plus vif et de plus touchant; le premier être peut aussi m'attirer par ses plus persuasives inspirations. Mais enfin, dans cet attrait actuel des objets, des raisons, et même de l'inspiration d'un être supérieur, je demeure encore maître de ma volonté pour vouloir ou ne vouloir pas.

C'est cette exemption non-seulement de toute contrainte, mais encore de toute nécessité, et cet empire sur mes propres actes, qui fait que je suis inexcusable quand je veux mal, et que je suis louable quand je veux bien. Voilà le fond du mérite et qui rend juste la punition ou la récompense; voilà ce qui fait qu'on exhorte, qu'on reprend, qu'on menace, qu'on promet. C'est là le fondement de toute police, de toute instruction, et de toute règle des mœurs. Tout se réduit, dans la vie humaine, à supposer, comme le fondement de tout, que rien n'est tant en la puissance de notre volonté que notre propre vouloir; et que nous avons ce libre arbitre, ce pouvoir, pour ainsi dire, à deux tranchants, cette vertu élective entre deux partis qui sont immédiatement comme sous notre main.

C'est ce que les bergers et les laboureurs chantent sur les montagnes, ce que les marchands et les artisans supposent dans leur négoce, ce que les acteurs représentent dans les spectacles, ce que les magistrats croient dans leurs conseils, ce que les docteurs enseignent dans leurs écoles, ce que nul homme sensé ne peut révoquer en doute sérieusement. Cette vérité, imprimée au fond de nos cœurs, est supposée dans la pratique par les philosophes mêmes qui voudraient l'ébranler par de creuses spéculations. L'évidence intime de cette vérité est comme celle des premiers principes, qui n'ont be

soin d'aucunes preuves, et qui servent eux-mêmes de preuves aux autres vérités moins claires. Comment le premier être peut-il avoir fait une créature qui soit ainsi l'arbitre de ses propres actes?

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Rassemblons maintenant ces deux vérités également certaines Je suis dépendant d'un premier être dans mon vouloir même, et néanmoins je suis libre. Quelle est donc cette liberté dépendante? Comment peut-on comprendre un vouloir qui est libre et qui est donné par un premier être? Je suis dans mon vouloir, comme Dieu dans le sien. C'est en cela principalement que je suis son image, et que je lui ressemble. Quelle grandeur, qui tient de l'infini! Voilà le trait de la Divinité même. C'est une espèce de puissance divine que j'ai sur mon vouloir; mais je ne suis qu'une simple image de cet être si libre et si puissant.

L'image de l'indépendance divine n'est pas la réalité de ce qu'elle représente; ma liberté n'est qu'une ombre de celle de ce premier être par qui je suis et par qui j'agis. D'un côté, le pouvoir que j'ai de vouloir mal est moins un vrai pouvoir qu'une faiblesse et une fragilité de mon vouloir : c'est un pouvoir de déchoir, de me dégrader, de diminuer mon degré de perfection et d'être. D'un autre côté, le pouvoir que j'ai de bien vouloir n'est point un pouvoir absolu, puisque je ne l'ai point de moi-même. La liberté n'étant donc autre chose que ce pouvoir, le pouvoir emprunté ne peut faire qu'une liberté empruntée et dépendante. Un être si imparfait et si emprunté ne peut donc être que dépendant. Comment est-il libre? Que! profond mystère ! Sa liberté, dont je ne puis douter, montre sa perfection; sa dépendance montre le néant dont il est sorti.

Nous venons de voir les traces de la Divinité, ou, pour mieux dire, le sceau de Dieu même, dans tout ce qu'on ap pelle les ouvrages de la nature. Quand on ne veut point subtiliser, on remarque du premier coup d'œil une main qui est le premier mobile dans toutes les parties de l'univers. Les cieux, la terre, les astres, les plantes, les animaux, nos corps, nos esprits, tout marque un ordre, une mesure pré

cise, un art, une sagesse, un esprit supérieur à nous, qui est comme l'âme du monde entier, et qui mène tout à ses fins avec une force douce et insensible, mais toute-puissante. Nous avons vu, pour ainsi dire, l'architecture de l'univers, la juste proportion de toutes ses parties; et le simple coup d'œil nous a suffi partout pour trouver dans une fourmi, encore plus que dans le soleil, une sagesse et une puissance qui se plaît à éclater en façonnant ses plus vils ouvrages. Voilà ce qui se présente d'abord sans discussion aux hommes les plus ignorants. Que serait-ce si nous entrions dans les secrets de la physique, et si nous faisions la dissection des parties internes des animaux, pour y trouver la plus parfaite mécanique ?

CHAPITRE III.

Réponse aux objections des épicuriens.

J'entends certains philosophes qui me répondent que tout ce discours, sur l'art qui éclate dans toute la nature, n'est qu'un sophisme perpétuel. Toute la nature, me diront-ils, est à l'usage de l'homme, il est vrai; mais vous en concluez mal à propos qu'elle a été faite avec art pour l'usage de l'homme. C'est être ingénieux à se tromper soi-même pour trouver ce qu'on cherche, et qui ne fut jamais. Il est vrai, continueront-ils, que l'industrie de l'homme se sert d'une infinité de choses que la nature lui fournit, et qui lui sont commodes; mais la nature n'a point fait tout exprès ces choses pour sa commodité. Par exemple, des villageois grimpent tous les jours par certaines pointes de rochers au sommet d'une montagne ; il ne s'ensuit pas néanmoins que ces pointes de rochers aient été taillées avec art comme un escalier pour la commodité des hommes. Tout de même, quand on est à la campagne pendant un orage, et qu'on rencontre une caverne, on s'en sert, comme d'une maison, pour se mettre à couvert il n'est pourtant pas vrai que cette caverne ait été faite exprès pour servir de maison aux hommes. Il en est de

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