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STANFORD LIBR

DES

ÉCONOMISTES

LA CHERTÉ ET LE PROTECTIONNISME

I. Les émeutes de marchés.

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II. Les remèdes proposés et tentés. tarifs de douanes. IV. Les prétextes hygiéniques. — V. Le triomphe du protectionnisme. - VI. Conclusion.

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On raconte que le misanthrope Swift, entrant un jour dans la taverne qu'il avait l'habitude de fréquenter, s'adressa à l'un des buveurs qui paraissait jouir d'un bonheur béat devant sa pinte d'ale et lui dit : « Est-ce que vous avez eu un seul jour de bonheur dans la vie? Est-ce que tantôt il ne fait pas trop froid, tantôt trop chaud? Aujourd'hui, la pluie vous trempe, demain le soleil vous grillera. »

Pangloss lui-même n'aurait pu soutenir le contraire; ce qu'il y a de pis, c'est que les saisons ne sont pas régulières. Elles provoquent des surprises rarement agréables. En 1910, des pluies continues ont causé, en France, dans la récolte du blé, un déficit d'environ un cinquième, ont contrarié les labours et l'ensemencement en automne.

Déjà, on faisait dans les conversations et dans les journaux toutes sortes de théories sur le refroidissement de la terre, sur les taches du soleil qui, pendant sept ans, devaient nous condamner à des étés froids et pluvieux, sur le déplacement du gulf stream qui devait nous ramener à la période glaciaire; et des prophètes de malheur annonçaient avec conviction qu'on ne reverrait plus jamais les étés chauds et que le soleil s'était voilé.

En 1911, le soleil a reparu plus chaud que jamais il a

tari les fontaines et les sources; les prairies ont été réduites à l'état de paillassons; les pommes de terre germaient et ne mûrissaient pas; des chenilles dévoraient les choux; les légumes sont de mauvaise qualité et rares; le lait manque. Alors a joué la loi de Davenant et King que M. de Molinari a formulée dans ces termes : << Lorsque le rapport des quantités de deux denrées offertes en échange varie en progression arithmétique, le rapport de ces deux denrées varie en progression géométrique 1. »

«

Les marchands de pommes de terre, de légumes, de beurre l'ont appliquée sans la formuler. Les ménagères ont été exaspérées pour deux motifs : 10 la crainte de manquer, et cette crainte de manquer est le coefficient le plus important de la loi de Davenant et King; 2o la cherté que leur crainte de manquer contribuait à augmenter.

Les ménagères se sont ruées sur les marchands et marchandes, ont jeté leurs légumes sur le pavé, ont renversé leurs paniers de pommes de terre, ont arrêté des charrettes chargées de lait et l'ont répandu, ont ont envahi des boulangeries, ont pétrolé de la viande; non seulement elles ont fait des dévastations et des dégradations, mais elles se sont livrées à des menaces et à des voies de fait contre les personnes; et, dans quelques circonstances, il y aurait eu des meurtres, si les gendarmes n'étaient pas intervenus. Les membres de la Confédération générale du travail ont trouvé l'occasion trop belle pour ne pas en profiter. M. Yvetot et quelques autres se sont mobilisés pour prononcer des discours enflammés contre la société capitaliste et pour fournir des conseils pratiques de sabotage. Les bourses de travail, subventionnées et entretenues aux dépens des contribuables, étaient naturellement les lieux de réunion d'où on donnait rendez-vous dans la rue « pour forcer les commerçants à baisser le prix de leurs denrées »; de là, manifestations, avee promenades de drapeaux rouges, chants de l'Internationale, menaces et vociférations contre les bourgeois en général et spécialement contre les petits marchands, saccages de quelques boutiques et bombardements habituels, avec des projectiles de toutes sortes, des gendarmes et des soldats qui, presque partout, ont dû garder la résignation qui est devenue la principale vertu militaire.

1. Molinari. Questions de politique et de droit public, t. II, p. 35.

A Roubaix, non seulement on a ravagé l'épicerie Bauwen, mais on l'a pillée; on a démoli la pharmacie de M. Deschodt pour le punir d'avoir été candidat contre M. Jules Guesde. Il a fallu envoyer le 6e chasseurs à cheval, un escadron de hussards, un bataillon et environ deux cents gendarmes. Les Roubaisiens répondirent en dressant des barricades, en tendant des fils de fer dans les rues et en enlevant les plaques d'égout pour empêcher les charges.

A Charleville, M. Poulain, député, se mit à la tête d'une manifestation; à Creil, les boulangers ayant décidé de vendre le pain à 0 fr. 37 le kilo, les verriers et les métallurgistes se sont livrés à de véritables émeutes, non seulement avec lapidation ordinaire des soldats, mais avec coups de couteau dans le ventre des chevaux, coups de feu sur les soldats. Ils dressèrent des dressèrent des barricades; ils mirent le feu à des cabines de bois, à la guérite du service électrique. Des soldats furent blessés. On arrêta huit individus. Au premier moment, les journaux avaient exagéré la gravité des faits; ensuite l'administration eut la préoccupation de la diminuer. Le public se trouve toujours dans l'obligation d'atténuer les récits des premiers et de n'accepter les dires des fonctionnaires que sous bénéfice d'inventaire. Ne voulant pas d'affaires », ils croient qu'en faisant le silence, ils les suppriment.

Le tribunal de Senlis, sur les huit personnes arrêtées à Creil, en a acquitté une, a fait bénéficier une autre de la loi de sursis et a prononcé de ridicules condamnations à huit et quinze jours de prison, avec une seule à dix mois. Le tribunal correctionnel de Lille a prononcé, contre certains des manifestants de Halluin, des peines de six mois à un an et un jour de prison. Presque partout, les tribunaux ont fait preuve de bénignité.

II. LES REMÈDES PROPOSÉS ET TENTÉS

A coup sûr, de tous les remèdes proposés contre la cherté, celui du boycottage des marchés est le plus efficace pour obtenir un résultat complètement opposé à celui cherché. Dans certaines localités, les marchés ont été fermés; dans d'autres, ils ont été désertés: donc l'offre a diminué et le prix ne baisse que lorsque l'offre dépasse la demande. Préfets, sous-préfets et maires ayant plus ou moins perdu la tête se sont crus contemporains de Philippe le Bel et

ont pensé qu'ils pouvaient, comme lui, fixer le prix des denrées. Mais ils avaient oublié que Philippe le Bel avait, pour faire cette tentative, un motif logique qu'ils n'avaient pas. Altérant le titre et le poids des monnaies avec sans-gêne, il considérait qu'il devait déterminer aussi le prix des marchandises; autrement, le marchand, en adaptant le prix de sa marchandise au poids et au titre de la monnaie, aurait rendu illusoire l'opération du faux monnayage royal.

La Convention établit ses décrets sur le maximum pour le même motif.

Les assignats n'avaient d'autre valeur que celle qu'elle leur donnait: il ne fallait pas que des individus, de par leur volonté, modifiassent cette valeur en modifiant le prix des objets. La fixation de la valeur du papier-monnaie comportait la fixation de la valeur de la marchandise.

Les 3 et 4 mai 1793, la Convention rendit un décret obligeant les cultivateurs et marchands de grains à déclarer la quantité de blés qu'ils possédaient, à faire battre ceux qui étaient en gerbe, à les porter dans les marchés où là et non ailleurs, ils seraient vendus à un prix moyen fixé par chaque municipalité et basé sur les prix antérieurs du 1er janvier au 1er mai1. Naturellement, ce décret comportait des visites domiciliaires avec de lourdes amendes pour ceux qui dissimuleraient les grains en leur possession. Ayant une confiance aveugle dans la statistique, le décret ordonnait aux municipalités d'envoyer le tableau de toutes les déclarations au ministre de l'Intérieur qui établirait la statistique générale des subsistances de la France.

La foule appliquait le décret à sa manière, en empêchant les charrettes de transporter les blés, en pillant des bateaux. Le prêtre Jacques Roux avait demandé aux Cordeliers de faire insérer dans la constitution un article contre les accapareurs. La foule appelait ainsi les marchands qui refusaient de vendre au prix nominal des assignats.

Ces procédés et ces mesures légales eurent pour résultat que, malgré une bonne récolte, en 1793, les blés manquèrent partout. Il y avait deux prix le prix du marché public et le prix du marché clandestin. Le marché public

1. Thiers. Histoire de la Révolution, t. V et VI; Levasseur. Histoire des classes ouvrières et de l'industrie de 1789 à 1870, t. I.

était vide ou ne contenait que des produits de qualité inférieure; le marché clandestin était approvisionné; il en résultait la disette pour ceux qui désiraient acheter au tarif du maximum. De plus, il y avait rivalités entre les communes celles qui voulaient être approvisionnées élevaient le tarif, de sorte qu'elles contribuaient elles-mêmes à la cherté. Les fermiers ne battaient pas leurs blés pour ne pas les porter au marché. Alors, on procédait par voie de réquisitions qui entraînaient les conséquences de tout pillage. Elles provoquaient des dissimulations et des déprédations; les marchandises amenées dans des magasins publics s'y perdaient et les bestiaux périssaient faute de soins et de nourriture.

Dès l'année suivante, le rapport du 25 décembre 1794 constatait ces faits lamentables et concluait :

< Si l'on n'avait pas chargé le commerce d'entraves, si on l'avait abandonné à lui-même, si les plus innocentes spéculations n'étaient pas devenues des crimes aux yeux de l'ignorance, l'activité des négociants aurait approvisionné la France, malgré les désastres de la guerre, comme ils l'ont fait plus d'une fois... »

Les décrets sur le maximum, comme la plupart des décrets de la Convention, étaient en opposition avec les principes dégagés par l'Assemblée nationale.

Par la loi du 2 mars 1791, elle avait supprimé les corporations, maîtrises et jurandes, et établi la liberté du travail et du commerce; par la loi du 19-22 juillet 1791, elle avait interdit aux municipalités de taxer les marchandises.

Toutefois, dans l'article 30, elle avait fait « provisoirement » une exception pour le pain et la viande.

Ce provisoire dure toujours. Malgré les efforts de M. Gatineau, les miens, ceux de M. Burdeau et de M. Aynard, la Chambre des députés a refusé d'abroger cette disposition. L'avocat de la boulangerie, M. Balandreau, opposa à l'article 30, l'article 31 de la loi qui permet un recours aux boulangers et il établit une jurisprudence qui en a atténué les déplorables effets puis il fit un projet de loi transactionnel auquel se sont ralliés plusieurs ministres de l'Agriculture, mais qu'ils n'ont pas osé soutenir devant le Parlement.

Dans tous ces derniers événements, ni plus ni moins que la foule, maires, préfets. commissaires de police ont cru non seulement qu'ils devaient faire usage de l'article 30, mais

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