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les recueils de Columna et de Mérula, en compulsant les textes plus purs donnés par Wahlen dans ces derniers temps, on trouve à peine quelques traces d'idées ou de connaissances se rapportant à l'art de guérir; le vocabulaire lui-même n'a pas ce caractère intime qui brille dans les œuvres comiques ou satiriques de Plaute et de Lucilius; les grandes phrases, les beaux sentiments. de la poésie épique, ces récits solennels des muses primitives, ne comportent pas la liberté de l'expression vulgaire, les détails de la vie privée, la peinture des misères communes à la pauvre humanité.

Cependant, en cherchant bien, on rencontre dans cette œuvre grandiose du père Ennius, Ennius pater, dit Cicéron, quelque chose qui rentre dans notre sujet. Si la médecine proprement dite n'apparaît pas encore dans ces vers aux formes abruptes, au style suranné, on peut y signaler certains passages qui ne sont pas dénués d'intérêt et qui montrent que, même dans un ordre d'idées fort étrangères à l'art de guérir, il se glisse des expressions bonnes à relever. Essayons de prouver que la lecture des fragments d'Ennius et des amples commentaires de Columna et de Mérula n'a pas été faite en pure perte.

Les premières histoires que les hommes réunis se racontent volontiers et qui forment la base de toutes les chroniques, se rapportent à des drames sanglants, dans lesquels la vie humaine joue un triste rôle; le meurtre est un moyen efficace entre les mains des législateurs primitifs, et la mémoire de ces actes souverains se conserve éternellement. On y rattache des prodiges, l'intervention divine, et le second livre des Annales d'Ennius nous offre un de ces exemples singuliers qui montrent, dans celui qui l'a raconté, un talent d'observation incontestable.

Oscitat in campeis caput a cerveice revolsum,

Semianimesque micant ocolei, lucemque requeirunt
Nequeiquam; reliquai carni nil est animai.

La tête tranchée roule à terre, ouvre la bouche, les yeux mourants brillent encore et semblent chercher la lumière absente. Le reste du corps n'existe plus. - Voici un tableau qui a été copié bien des fois depuis et qui conserve, après plus de vingt siècles, et sa fraîcheur et son éclat. Lucrèce, livre I, parlant des horribles mutilations causées par les chars armés de faux, des mains tran

chées dont les doigts s'agitent, etc., termine cette description par

ces vers:

Et caput abcissum, calido viventeque trunco,

Servat humi voltum vitalem oculosque patentes,

Donec reliquias animai reddidit omnes.

Et tout cela est de la poésie, et dans ces sortes de peintures où il excelle, Lucrèce prodigue les descriptions de phénomènes de ee genre; mais peut-on supposer qu'Ennius avait assisté à une exécution capitale, ou que, dans ses campagnes de Sardaigne, il avait eu l'occasion de voir rouler une tête sur la poussière en faisant les terribles grimaces qu'il a si bien décrites? Le génie poétique manifeste sa puissance dans ces peintures et réalise la pensée qui éclot dans les replis d'un cerveau lumineux et fécond; le favori des muses voit ce qu'il écrit, il a l'intuition de la forme, de la couleur, il crée aussi bien dans le vrai que dans le fantastique, en un mot il est poète, et la nature n'a pas pour lui plus de secrets que le cœur n'a de mystères.

Après le fait vient le prodige : les chroniqueurs ne restent pas longtemps dans les étroites limites de l'observation, ils ont besoin du merveilleux et voici dans ce genre de mérite quelque chose d'assez remarquable. Un musicien sonnait de la trompette, c'est précisément celui pour qui Ennius a écrit ce fameux vers :

At tuba terribili sonitu taratantara dixit;

et lorsque poursuivant ce bruyant exercice, il excitait la fureur guerrière des combattants, un ennemi, pour couper court à cette excitation dangereuse, tranche la tête de ce virtuose; mais n'allez pas croire que ce moyen radicalement héroïque ait mis fin à ces sons, non pas, vraiment;

Quomque caput caderet sonitum tuba sola peregit,
Et pereunte viro, rauco sonus aire cucurrit.

Lorsque la tête tomba, la trompette continua de sonner, et, l'homme mort, un son rauque retentit encore dans les airs.

On a prétendu que les gens décapités souffrent encore, comme on a dit qu'un canard à qui l'on venait de trancher la tête pendant qu'il se dirigeait vers une rivière, continuait sa course en vertu de l'impression primitive et de la volonté déjà exprimée. Je ne me porte pas garant de ces assertions un peu hasardées, mais fussent-elles mises hors de doute, il y a loin de cela à cette trom

pette qui continue les fanfares lors même que la bouche ne peut plus lui envoyer le souffle nécessaire.

Les vers que je viens de citer se trouvent dans le second livre des Annales, celui dans lequel le poète raconte les combats des Horaces et les événements qui en ont été la conséquence. C'est bien loin de nous, comme on voit, et la critique aurait mauvaise grace à se montrer sévère. Il y a, dans ces narrations, bien des choses que le docte Niebuhr a voulu reléguer parmi les fables d'une nation au berceau; mais à quoi bon cette destruction de croyances poétiques qui ennoblissent les esprits en les enlevant au domaine étroit du positif? Un savant moderne a prétendu que l'histoire de Guillaume Tell était une vieille légende d'Allemagne, il a cru que ses preuves étaient irréfragables; mais la conscience. publique protestera toujours contre cette barbarie de l'érudition, et l'on sentira battre son cœur en voyant Altorf et le Grutli.

Voici un fragment qui me cause un grand embarras. Columna, toujours dans le deuxième livre des Annales, écrit:

Qui ferro minitere

Atque in te ningulu' mederi queat.......

Ningulu' est un archaïsme, lisez nullus et vous n'en serez pas beaucoup plus avancé, car la phrase n'a ni commencement ni fin, et l'énigme peut sans inconvénient rester pour nous lettre close. Mais il y a là un mot, mederi, qui nous regarde, et j'y tiens comme à une chose rare dans Ennius, car les deux index des premiers commentateurs n'en font pas même mention. Cependant, comme il faut savoir sacrifier ses prédilections à la vérité, nous devons dire que Mérula donne une autre leçon, il écrit:

Quei ferro minitaris, ut in te ningulu' modo

Ire queat......

et la chose a un certain sens, car il s'agit du stratagème qui rendit vainqueur le dernier des Horaces. Il les menace du fer (après avoir paru fuir), afin que chacun de ses ennemis l'attaque isolément. On pourrait, à l'aide de quelques subtilités, expliquer la leçon de Columna, mais nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire de s'engager dans ces voies périlleuses.

Il y a dans nos courses vagabondes parmi ces vénérables débris de l'antiquité, des hasards singuliers, des rencontres heureuses qui nous font aimer ce travail, en y jetant une variété

capable d'en rompre la monotonie. Ainsi, parcourant de l'œil le septième livre des Annales, j'ai aperçu un mot qui m'a captivé : Tonsilleis rapide confeigunt littus adunceis;

évidemment, il ne pouvait s'agir ici de ces organes qui ont fourni à certains chirurgiens modernes de si fréquentes occasions de faire une opération inutile; les tonsilles ou amygdales n'ont rien à voir dans ce vers d'Ennius, mais il était bon de savoir pourquoi cette homonymie se rencontrait dans des conditions si différentes. Tonsilla, dans les anciens glossaires, veut dire un pieu auquel on attache une barque; notre poète, par le privilége de son génie, en a fait une sorte d'ancre recourbée qui s'accroche au rivage. Mais voyez ce que l'on peut trouver quand on cherche, et combien est bon et salutaire le conseil de la sagesse : Quærite et invenietis; ce mot configere veut dire clouer, percer, mais il veut dire encore autre chose, témoin ce joli proverbe qui nous a été transmis par Cicéron Configere cornicum oculos; crever les yeux aux corneilles, c'est-à-dire, tromper plus fin que soi. Je ne connais rien de plus charmant que ces trouvailles qui viennent égayer la solitude d'un cabinet; on croit entendre les hommes de ces siècles lointains, s'exprimant dans leur langage familier, rempli d'images, de locutions proverbiales, constatant certains faits, comme par exemple, l'acuité de la vue chez les corbeaux ; et Dupont de Nemours, ce patient et sagace observateur des oiseaux, aurait justifié le dicton du grand orateur romain.

Les faits de cannibalisme se rencontrent dans les vieilles histoires, ils appartiennent au même ordre d'idées que les sacrifices humains de toutes les religions primitives; il y a toujours eu des ogres dévorants, des monstres se nourrissant de chair humaine, au grand effroi des enfants grands ou petits. Ennius, dans le neuvième livre de ses Annales, a parlé des Cyclopes:

Cuclopis venter velut olim turserat, alti

Carnibus humaneis.

Il s'agit ici, très probablement, de Polyphème, que Virgile a immortalisé (Enéide, chant шe), et qui se gorgeait de la chair des pauvres diables assez malheureux pour tomber sous sa main.

Mais les batailles sont la grande ressource de l'épopée, en prose ou en vers; ceux qui racontent l'histoire d'une nation n'oublient - pas les combats sanglants que se livrent ces peuples qui sont con

quérants, envahisseurs, et qui triomphent par la force des résistances de leurs voisins ou de leurs rivaux. Les grands coups d'épée font des blessures, et les poètes sont assez enclins à les décrire avec complaisance; ce qui montre aux lecteurs attentifs un certain degré de connaissances anatomiques ou médicales chez ces narrateurs inspirés. Le style descriptif des poètes a pris peu à peu un caractère d'exactitude scientifique, qui est en rapport direct avec les progrès de la médecine. On verra plus loin combien Virgile et ses successeurs ont montré de talent dans ces descriptions de plaies, de mutilations produites par l'arsenal effrayant de ces guerriers héroïques. Ennius, sous ce rapport, est dans l'enfance de l'art, les fragments qui nous restent signalent des blessures, mais sans ajouter aucun fait qui en indique la nature et la gravité.

Voici un javelot qui traverse la poitrine,

Missaque per pectus, dum transit, striderat hasta.

le dard siffle en pénétrant dans le thorax ; — c'est juste, mais le poète ne dit rien de plus. Dans une autre circonstance, il ajoute un trait presque puéril,

Telo

Transfeigit corpus, saxo cere comminuit brum.

Brum est ici une figure de rhétorique, une imitation du bruit produit par le choc de la pierre, une onomatopée comme taratantara. Ennius cédait volontiers à ces enfantillages, il cherchait dans ces artifices le moyen de compléter sa pensée; à défaut d'une langue plus savante, il créait des expressions dont s'amusaient ses successeurs et qui n'ont pas survécu à son œuvre. Ces sortes de caprices des poètes se retrouvent dans la répétition de certains sons qui font image. Ainsi, notre poète si sérieux, si savant, a écrit ce vers :

O Tite tute Tati tibi tanta turanne tulistei ?

et j'en pourrais citer d'autres analogues. Racine n'a pas dédaigné ces redoublements de lettres semblables, produisant une harmonie imitative de l'effet le plus saisissant:

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

s'écrie Oreste furieux dans la scène finale d'Andromaque. Il ne serait pas difficile de montrer dans une des tragédies attribuées à

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