Imágenes de páginas
PDF
EPUB

l'esprit, ainsi que la sottise, est de toutes les nations. Horace et Mévius, Boileau et Cotin ont été compatriotes ; et si la Thrace a eu ses Orphées, pourquoi l'Allemagne n'aurait - elle pas ses poètes? Il n'y a pas cent ans que la patrie de Shakespear, de Milton, du comte de Rochester, passait en France pour un pays barbare, où les belles - lettres et la poésie ne pouvaient avoir d'accès; et je pense qu'une telle expérience est très - propre à nous donner de la circonspection, et à nous apprendre, une fois pour toutes, que ce n'est point le climat qui donne ou ôte le génie, et que ce don céleste vient de plus loin.

Tout ce qui porte l'empreinte du génie, de quelque part qu'il vienne, mérite l'attention et l'estime de l'homme de goût. Laissons aux républiques politiques cet esprit de prédilection pour les enfans nés dans leurs murs. Dans la république des lettres nous ne devons méconnaître pour concitoyens que ceux qui sont nés sans talens et sans goût pour les beaux-arts. Tous ceux qui les aiment et qui s'y connaissent, sont nos compatriotes; le pays n'y fait rien. Pour moi, du moins, qui fais peu de cas de la querelle des nations sur leurs avantages réciproques, je ne reconnais aucune différence entr'elles quand il

s'agit des beaux-arts, et je suis aussi glorieux et aussi fier des talens et des ouvrages de l'auteur de Zaïre, que si j'étais né à Paris ou qu'il fût né au sein de l'Allemagne. Les génies supérieurs sont des présens que la nature fait à l'humanité qu'ils éclairent, et non pas à leur patrie qui souvent les méconnaît.

A prendre même les choses dans un autre sens, la France a encore des raisons particulières de se glorifier du progrès de la poésie et des belles-lettres en Allemagne. Ce sont les grands hommes qu'elle a produits, qui nous ont appris, sinon l'art de penser, l'art peut-être encore plus difficile de développer nos pensées, de leur donner cette forme élégante et ce tour agréable qui font toujours valoir le fond des choses, et qui souvent en tiennent lieu. Les Boileau, les Corneille, les Racine, les Fontenelle, les Voltaire ont été nos maîtres; et cette admiration et cette reconnaissance qui leur sont dues, trop faciles peut-être à s'éteindre chez leurs descendans, ils les trouveront éternellement parmi leurs élèves.

Je sais bien, Monsieur, et je l'avoue sans honte, que je n'aurai point de génies à célébrer qui soient dignes de figurer à côté de ces hommes célèbres. Nous n'avons point de Molière

[ocr errors]

et, à en juger par le ton que la comédie a pris dans ce siècle, je crains fort que la France n'en ait jamais deux. Nous n'avons pas non plus des Corneille, des Racine des Crébillon, des Voltaire, etc.; que nous importe, puisque ceux-là mêmes nous les avons? Leurs ouvrages immortels font l'ornement de nos spectacles comme du théâtre de Paris; avec cette différence peut-être que nous les savons mieux priser. A Paris, on joue le Misanthrope et Cinna pour vingt hommes dispersés dans le parterre, petit et précieux reste du bon et de l'ancien goût. En Allemagne, la salle ne peut jamais contenir tout le monde qui se présente à la représentation de ces pièces. On est chez nous avides des bonnes choses, comme on l'est à Paris des nouveautés.

- Si les poètes du premier ordre nous manquent, si les beaux - esprits sont rares parmi nous nous avons mieux sans doute, de célèbres philosophes, à qui il n'a manqué que la volonté pour être poètes et beaux-esprits; d'illustres théologiens, dont l'éloquence n'avait besoin, pour être admirée, que de parler un langage plus connu. Ces grands hommes et tant d'artistes célèbres en en divers genres, que l'Allemagne a produits, ont tous brillé par la partie

qui fait toutes les autres, savoir le génie, et sur-tout par l'imagination qu'on se plaît à nous refuser; que leur manquait-il donc pour plaire? Des grâces, me dira-t-on ; mais les grâces ne sont pas le génie ; elles s'acquièrent par lui. Le goût est encore une chose factice, qu'on trouve toujours quand on sait la chercher. L'instrument universel est le génie avec lequel tout se fait et auquel rien ne peut suppléer.

Pourquoi donc n'avons-nous ni poètes ni orateurs du premier ordre? Peut-être serait-ce très-bien répondre que de se contenter de dire que leur temps n'est pas encore venu. La France n'a pas toujours eu des Bossuet et des Boileau, et l'Allemagne aura peut-être les siens quelque jour. Elle a appris, du moins, à admirer les écrits de ces grands hommes, et ce n'est pas avoir fait peu de progrès dans les lettres que de savoir connaître et aimer le beau.

C'est dans la constitution politique de l'état, et non dans le défaut de génie des habitans qu'il faut chercher la cause de la médiocrité de la littérature allemande. Partagée entre tant de princes, l'Allemagne n'a point de capitale qui réunisse en un centre tous les talens dont le concours fait naître cet esprit d'émulation si nécessaire aux beaux-arts. La gloire de ceux

qui s'y distinguent ne peut s'étendre au loin; leurs récompenses, mesurées aux facultés des Souverains, sont toujours trop bornées, et rien ne les excite à des efforts extraordinaires. De plus, l'étude du droit public, si nécessaire à la fortune, et si préjudiciable aux talens, absorbe tout le loisir de la jeunesse studieuse. Qui oserait se livrer à la poésie, sûr du mépris de nos savans, qui ne veulent que du grec et du latin, et sans appui du côté des grands, qui souvent affectent de ne pas savoir l'allemand, et dont toutes les vues, tournées du côté de la politique, éloignent leur goût des talens agréables? On a beau dire que le génie bien décidé entraîne, malgré qu'on en ait, et triomphe de tous les obstacles; cela peut être vrai pour un homme, et non pour une nation. Les talens sans appui sont des plantes hors de la terre: le danger de périr est évident.

Il y a un homme dans l'Europe qui se lève à cinq heures du matin, pour travailler à répandre la félicité sur quatre cents lieues de terrain. Cet homme par excellence, ce monarque célèbre, dont le génie est au-dessus des plus grandes choses, et à qui aucun détail ne paraît indigne d'attention, s'il voulait, pourrait bientôt (et c'est lui seul qui le pourrait)

« AnteriorContinuar »