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avec la rapidité d'un plongeon, va s'asseoir sur son vaisseau, et lui dit : Malheureux prince, quel est donc le sujet de la colère de Neptune contre vous? il ne respire que votre ruine. Vous ne périrez pas cependant. Écoutez votre prudence ordinaire, suivez mes conseils ; quittez vos habits, abandonnez votre vaisseau, jetez-vous à la mer, et gagnez à la nage le rivage des Phéaciens. Le destin vous y fera trouver la fin de vos malheurs. Prenez seulement cette écharpe immortelle, mettez-la devant vous, et ne craignez rien; vous ne périrez point, vous aborderez sans accident chez le peuple voisin. Mais dès que vous aurez touché la terre, détachez mon écharpe, jetez-la au loin dans la mer, et souvenez-vous en la jetant de détourner la tête. La nymphe cesse de parler, lui présente cette espèce de talisman, se plonge dans la mer orageuse, et se dérobe aux yeux d'Ulysse. Ce héros se trouve alors partagé et indécis sur le parti qu'il doit prendre. N'est-ce pas, s'écrie-t-il en gémissant, n'est-ce pas un nouveau piége que me tend la divinité qui m'ordonne de quitter mon vaisseau? Non, je ne puis me résoudre à lui obéir. La terre où elle me promet un asile me paroit dans un trop grand éloignement. Voici ce que je vais faire, et ce qui me semble le plus sûr. Je demeurerai sur mon vaisseau tant que les planches en resteront unies; et quand les efforts des vagues les auront séparées, il sera temps alors de me jeter à la nage. Je ne puis rien imaginer de meilleur. Pendant qu'il s'entretient dans ces tristes pensées, Neptune soulève une vague pesante, terrible, et la lance de toute sa force contre Ulysse. Comme un vent impétueux dissipe un amas de paille, ainsi furent dispersées les longues pièces du vaisseau. Ulysse en saisit une, monte dessus, comme un cavalier sur un cheval. Alors il se dépouille des habits que Calypso lui avoit donnés, s'enveloppe de l'écharpe de Leucothée, et se met à nager. Neptune l'aperçoit, branle la tête, et dit en lui-même : Va, erre sur la mer, tu n'arriveras pas sans peine chez ces heureux mortels que Jupiter traite si bien ; je ne crois pas que tu oublies si tôt ce que je t'ai fait souffrir.

En même temps le dieu marin pousse ses chevaux et arrive à Aigues, ville orientale de l'Eubée, où il avoit un temple magnifique.

Cependant Pallas, toujours occupée d'Ulysse et de son danger, enchaîne les vents, et leur ordonne de s'apaiser. Elle ne laisse en liberté qu'un souffle léger de Borée, avec lequel elle brise et aplanit les flots, jusqu'à ce que le héros qu'elle protège eût échappe à la mort en abordant chez les Phéaciens,

Pendant deux jours et deux nuits entières il fut encore dans la crainte de périr, et toujours ballotté sur les eaux. Mais quand l'aurore eut fait naître le troisième jour, les vents cessèrent, le calme revint; et Ulysse, soulevé par une vague, découvroit la terre assez près de lui. Telle qu'est la joie que sentent des enfants qui voient revenir la santé à un père abattu par une maladie qui le mettoit aux abois, et dont un dieu ennemi l'avoit affligé; telle fut la joie d'Ulysse quand il aperçut la terre et des forêts. Il nage avec une nouvelle ardeur pour gagner le rivage. Mais lorsqu'il n'en fut éloigné que de la portée de la voix, il entendit un bruit affreux. Les vagues qui venoient avec violence se briser contre les rochers mugissoient horriblement, et les couvroient d'écume. Il ne voit ni port, ni asile; les bords sont escarpés, hérissés de pointes de rochers, semés d'écueils. A cette vue, Ulysse succombe presque, et dit en gémissant: Hélas! je n'espérois plus voir la terre; Jupiter m'accorde do l'entrevoir, je traverse la mer pour y arriver, je fais des efforts incroyables, je la touche, et je n'aperçois aucune issue pour sortir de ces abîmes. Ce rivage est bordé de pierres pointues, la mer les frappe en mugissant; une chaîne de rochers forme une barrière insurmontable, et la mer est si profonde que je ne puis me tenir sur mes pieds et respirer un moment. Si j'avance, je crains qu'une vague ne me jette contre une roche pointue, et que mes efforts ne me deviennent funestes. Si je nage encore pour chercher quelque port, j'appréhende qu'un tourbillon ne me repousse au milieu des flots, et qu'un dieu n'excite contre moi quelques uns des monstres qu'Amphitrite nourrit dans son sein; car je n'ai que trop appris jusqu'où va le courroux de Neptune contre moi.

Dans le moment que ces pensées l'occupent et l'agitent, une vague le porte violemment contre le rivage hérissé de rochers. Son corps eût été déchiré, ses os brisés, si Minerve ne lui eût inspiré de se prendre au rocher, et de le saisir avec les deux mains. Il s'y tint ferme jusqu'à ce que le flot fût passé, et se déroba ainsi à sa fureur : la vague en revenant le reprit, et le reporta au loin dans la mer. Comme lorsqu'un polype s'est collé à une roche, on ne peut l'en arracher sans écorner la roche même; ainsi les mains d'Ulysse ne purent être détachées du rocher auquel il se tenoit, sans être déchirées et ensanglantées. Il fut quelque temps caché sous les ondes; et ce malheureux prince y auroit trouvé son tombeau, si Minerve ne l'eût encore soutenu et encouragé. Dès qu'il-fut revenu au-dessus de l'eau, il se mit à nager avec précau

tion, et chercha, sans trop s'approcher et sans trop s'éloigner du rivage, s'il ne trouveroit pas un endroit commode pour y aborder. Il arrive ainsi, presque en louvoyant, à l'embouchure d'un fleuve, et trouve enfin une plage unie, douce, et à l'abri des vents. Il reconnut le courant, et adressa cette prière au dieu du fleuve : Soyez-moi propice, grand dieu dont j'ignore le nom : j'entre pour la première fois dans votre domaine, j'y viens chercher un asile contre la colère de Neptune. Mon état est digne de compassion, il est fait pour toucher le cœur d'une divinité. J'embrasse vos genoux, j'implore votre secours; exaucez un malheureux qui vous tend les bras avec confiance, et qui n'oubliera jamais la protection que vous lui aurez accordée.

Il dit, et le dieu du fleuve modéra son cours, retint ses ondes, répandit une sorte de calme et de sérénité tout autour d'Ulysse, le sauva enfin en le recevant dans son embouchure, dans un lieu qui étoit à sec. Ulysse n'y est pas plus tôt, que les genoux, les bras lui manquent; son cœur étoit suffoqué par les eaux de la mer, il avoit tout le corps enflé, l'eau sortoit de toutes ses parties; sans voix, sans respiration, il étoit près de succomber à tant de fatigues. Revenu cependant de cette défaillance, il détache l'écharpe de Leucothée, la jette dans le fleuve : le courant l'emporte, et la déesse s'en empare promptement. Ulysse alors sort de l'eau, s'asseoit sur les jones qui la bordent, baise la terre, et soupire en disant : Que vais-je devenir, et que va-t-il encore m'arriver? Si je passe la nuit près du fleuve, le froid et l'humidité achèveront de me faire mourir, tant est grande la foiblesse où je suis réduit. Non, je ne résisterois pas aux atteintes de ce vent froid et piquant qui s'élève le matin sur les bords des rivières. Si je gagne cette colline, si j'entre dans l'épaisseur du bois, et que je me couche sur les broussailles, quand je serai à l'abri du froid, et qu'un doux sommeil aura fermé mes yeux, je crains de devenir la proie des hôtes sauvages de la forêt. Ulysse se retira cependant après avoir bien délibéré, et prit le chemin du bois qui étoit le plus près du fleuve : il y trouve deux oliviers qui sembloient sortir de la même racine; ni le souffle des vents, ni les rayons du soleil, ni la pluie ne les avoient jamais pénétrés, tant ils étoient épais et entrelacés l'un dans l'autre. Ulysse profite de cette retraite tranquille, se cache sous leurs branches, se fait un lit de feuilles, et il y en avoit assez pour couvrir deux ou trois hommes dans le temps le plus rude de l'hiver. Charmé de cette abondance, il se couche au milieu de ces feuilles,

et ramassant celles des environs, il s'en couvre pour se garantir des injures de l'air : comme un homme qui habite une maison écartée et loin de tout voisin cache un tison sous la cendre pour conserver la semence du feu, de peur que, s'il venoit à lui manquer, il ne pût en trouver ailleurs; ainsi Ulysse s'enveloppe de ce feuillage. Minerve répandit un doux sommeil sur ses paupières, pour le délasser de ses travaux, et lui faire oublier ses infortunes, au moins pour quelques heures.

LIVRE VI.

Pendant qu'Ulysse, accablé de sommeil et de lassitude, repose tranquillement, la déesse Minerve descend dans l'île des Phéaciens. Ils habitoient auparavant les plaines de l'Hypérie auprès des Cyclopes, hommes fiers et violents, qui abusoient de leurs forces, et les incommodoient beaucoup. Le divin Nausithoūs, lassé de leurs violences, abandonna cette terre avec tout son peuple; et, pour se soustraire à tant de maux, vint s'établir dans Schérie, loin de cette odieuse nation. Il construisit une ville, l'environna de murailles, bâtit des maisons, éleva des temples, partagea les terres, et après sa mort laissa son trône et ses états à son fils Alcinous, qui les gouvernoit alors paisiblement.

Ce fut dans son palais que se rendit Minerve, pour ménager le retour d'Ulysse. Elle s'approche de l'appartement magnifique où reposoit Nausicaa, fille du roi, toute semblable aux déesses en esprit et en beauté. Elle avoit auprès d'elle deux femmes, faites et belles comme les Graces. Elles étoient couchées aux deux côtés qui soutenoient la porte. Minerve s'avance vers la princesse, comme un vent léger, sous la forme de la fille de Dymante, si fameux par sa science dans la marine. Cette jeune Phéacienne étoit de l'âge de Nausicaa et sa compagne chérie. Minerve, ayant son air et sa figure, lui parle en ces termes : Que vous êtes négligente et paresseuse, ma chère Nausicaa! que vous avez peu de soin de vos plus beaux habits! le jour de votre mariage approche, vous devez prendre la plus brillante de vos robes, et donner les autres à ceux qui vous accompagneront chez votre futur époux.

Mettez donc ordre à tout, dépêchez-vous de les laver, de les approprier : cet esprit d'arrangement nous fait estimer des hommes, et comble de joie nos parents. Dès que l'aurore sera levée, ne perdez pas de temps, allez laver tous vos vêtements : je vous accompagnerai, je vous aiderai. Il faut mettre à

cela beaucoup de diligence, car vous ne serez pas long-temps fille vous êtes recherchée des plus considérables d'entre les Phéaciens; et ils ne sont pas à dédaigner, puisqu'ils sont vos compatriotes, et, comme vous, d'une illustre origine. Allez dès le matin, allez promptement trouver votre père; priez-le de vous faire préparer un char et des mulets pour nous conduire avec vos tuniques, vos voiles et vos manteaux; les lavoirs sont très éloignés, et il ne seroit pas convenable que nous y allassions à pied.

Après avoir ainsi parlé, Minerve disparut, et vola sur le haut de l'Olympe, où l'on dit qu'est la demeure immortelle des dieux. Séjour toujours tranquille, jamais les vents ne l'agitent, jamais les pluies ne le mouillent, jamais la neige n'y tombe; un air pur, serein, sans nuage, y règne, et une clarté brillante l'environne. Là, les immortels pas sent les jours dans un bonheur inaltérable; là se retire la sage Minerve.

L'aurore paroît, Nausicaa se réveille, elle se rappelle son songe avec étonnement: elle court pour en instruire son père et sa mère; ils étoient dans leur appartement. La reine, assise auprès du feu avec les femmes qui la servoient, travailloit à des étoffes de pourpre ; Alcinoüs alloit sortir, accompagné des plus considérables de la nation, pour se rendre à l'assemblée où les Phéaciens l'avoient appelé. Nausicaa s'approche du roi son père, et lui dit :

Mon père, ne me ferez-vous pas préparer votre char? Je veux aller porter les habits dont j'ai le soin auprès du fleuve, pour les y laver, car ils en ont grand besoin. Vous qui présidez dans les assemblées, vous devez en avoir de propres. Deux de vos fils sont mariés, mais il y en a trois de très jeunes qui ne le sont pas encore; ils veulent toujours des habits bien lavés, pour paroître avec plus d'éclat aux danses et aux fêtes si ordinaires parmi nous. C'est moi qui suis chargée de tout ce détail. La pudeur ne lui permit pas de parler de son mariage. Alcinous, qui pénétroit ses sentiments, lui répondit avec bonté : Ma fille, je vous donne mon char et mes mulets; partez, mes gens auront soin de tout préparer. Aussitôt il donne ses ordres : on les exécute. Les uns tirent le char, les autres y attellent les mulets. La princesse arrive chargée de ses habits, et les arrange dans la voiture. La reine remplit une corbeille de viandes, verse du vin dans un outre, range toutes les provisions; et quand sa fille est montée sur le char, lui donne une bouteille d'or pleine d'essences, pour se parfumer avec ses femmes en sortant du bain.

Tout étant prêt, Nausicaa prend le fouet et les rênes, pousse les mulets, qui s'avancent, et traînent, en hennissant, les vêtements avec la princesse et les filles qui l'accompagnoient. Mais lorsqu'elles furent proche du fleuve, vers l'endroit où étoient les lavoirs toujours pleins d'une eau pure et claire comme le cristal, elles dételèrent les mulets, les poussèrent dans les frais et beaux herbages dont les bords du fleuve étoient revêtus, prirent les habits, les portèrent dans l'eau, et se mirent à les laver avec une sorte d'émulation. Quand ils furent bien nettoyés, elles les étendirent avec ordre sur les caillous du rivage, qui avoient été battus et polis par les vagues de la mer. Elles se baignent et se parfument ensuite, et dînent sur les bords du fleuve. Le repas fini, Nausicaa et ses compagnes quittent leurs écharpes pour jouer, en se poussant une balle les unes aux autres. Après cet exercice, la princesse se mit à chanter. Telle qu'on voit Diane, suivie de ses nymphes, prendre plaisir à poursuivre des cerfs et des sangliers sur les hautes montagnes de Taygète ou d'Érymanthe, et combler de joie le cœur de Latone; car Diane s'élève de la tête entière au-dessus de ses nymphes, et quoiqu'elles aient toutes une excellente beauté, on la reconnoît sans peine pour leur reine et leur déesse ainsi brilloit Nausicaa entre les filles qui l'accompagnoient. Lorsque l'heure de s'en retourner fut venue, on attela les mulets, on plia les robes, on les transporta sur le char, et Minerve songea à éveiller Ulysse, afin qu'il vit la princesse, et qu'elle le conduisît à la ville des Phéaciens.

Nausicaa, prenant encore une balle, la pousse, pour s'amuser, à une de ses compagnes; celle-ci la manque, et la balle tombe dans le fleuve. Toutes ces filles jettent alors un grand cri. Ulysse s'éveille à ce bruit, se relève, et dit en lui-même :

O dieux! dans quel pays suis-je donc? chez quels hommes? sont-ils sauvages, cruels et injustes? ont-ils de l'humanité? Des voix douces et perçantes de jeunes filles viennent frapper mes oreilles. Sont-ce les nymphes de ce fleuve, de ces montagnes, de ces étangs, que j'aurois entendues? Ne seroient-ce pas des hommes qui parlent dans ces environs? Allons, il faut que je m'en éclaircisse. En même temps il sort de sa retraite, pénètre dans le bois, rompt une branche chargée de feuilles, afin de s'en couvrir, et s'avance. Comme un lion nourri dans les montagnes, qui se confie dans sa force et brave les orages et les tempêtes; ses yeux étincellent; il se jette sur les bœufs, sur les brebis, sur les cerfs de la campagne; la faim le conduit et l'entraîne, malgré le danger, jusque dans

les bergeries mêmes: tel Ulysse cède à la nécessi- | teau pour me couvrir, car vous en avez apporté té; et, quoique sans habits, il marche et se pré- ici plusieurs. Que les dieux exaucent vos desirs, sente à Nausicaa et à ses femmes. Comme il étoit qu'ils vous donnent un mari digne de vous, et une couvert de l'écume de la mer, il leur parut un famille où règne la concorde: Rien n'approche du spectre affreux, et elles s'enfuirent vers les en- bonheur d'un mari et d'une femme qui vivent droits du rivage les plus propres à les cacher. La dans une étroite et tendre union; c'est le désespoir seule fille d'Alcinous attend sans s'étonner: Mi- de leurs ennemis, c'est la joie de leurs amis, et nerve avoit banni la crainte de son cœur, et lui c'est pour eux une source de gloire et de paix. avoit inspiré une noble et courageuse fermeté. Elle demeure donc tranquille. Ulysse ne savoit s'il devoit se jeter aux pieds de la princesse, ou s'il devoit la supplier de loin de lui montrer la ville et de lui donner des habits. Il prit le dernier parti, de peur que s'il alloit embrasser les genoux de Nausicaa, elle ne se mît en colère. Il lui dit donc d'une manière douce et insinuante :

Vous voyez un suppliant à vos pieds. Vous êtes une déesse ou une mortelle. Si vous habitez le ciel, je ne doute pas que vous ne soyez la belle et modeste Diane; car par votre air, par votre beauté, par votre taille, vous lui ressemblez. Si vous êtes mortelle, ô trois fois heureux ceux qui vous ont donné le jour! ô trois fois heureux vos frères! vous êtes pour eux une source de joie qui ne tarit point quand ils vous voient danser et faire l'ornement des fêtes; mais le plus heureux de tous les hommes sera celui qui, après vous avoir comblée de présents, sera préféré à ses rivaux, et aura l'avantage de vous mener dans son palais. Mes yeux n'ont jamais rien vu de mortel semblable à vous; je suis saisi d'admiration en vous regardant. Autrefois dans l'île de Délos, près de l'autel d'Apollon, j'ai vu un jeune palmier qui s'élevoit majestueusement comme vous; car, dans un voyage qui a été bien malheureux pour moi, j'ai passé dans cette île avec une suite nombreuse; à, la vue de cet arbre, je fus étonné, je n'avois jamais vu s'élever de terre une plante semblable: ainsi suis-je frappé à votre vue, ainsi je vous admire, et je crains d'embrasser vos genoux.

Vous voyez, hélas ! un homme accablé de douleur et de tristesse. Hier j'abandonnai la mer après avoir été vingt jours le jouet des tempêtes et des vents je revenois de l'île d'Ogygie; une divinité m'a jeté sur ce rivage. Seroit-ce pour me faire souffrir encore de la colère de Neptune? Ne seroitelle point apaisée? ce dieu me prépareroit-il de nouveaux malheurs?

O princesse, ayez compassion de moi ! Après tant de maux, vous êtes la première personne que j'ose implorer je n'ai vu, je ne connois aucun des hommes qui habitent cette contrée. Enseignezmoi le chemin de la ville, donnez-moi un man

Nausicaa lui répondit: Malheureux étranger, votre ton et la sagesse que vous faites paroître montrent aussi que vous n'êtes pas un homme ordinaire. Jupiter, du haut de l'Olympe, distribue les biens aux bons et aux méchants comme il le veut, et s'il vous afflige, il faut le supporter; mais puisque vous êtes venu dans nos contrées, vous ne manquerez ni d'habits, ni de tous les secours qu'on doit donner à un étranger persécuté par l'infortune. Je vous apprendrai le chemin de notre ville et le nom de ceux qui l'habitent. ce sont les Phéaciens. Alcinous mon père les gouverne avec une douce et sage autorité.

Elle dit; et s'adressant aux femmes qui la suivoient, elle leur crie: Revenez, chères compagnes; pourquoi fuyez-vous à la vue de cet étranger? le prenez-vous pour un ennemi ? Non, non, il n'y a personne, et il n'y en aura jamais qui ose venir porter la guerre chez les Phéaciens. Nous craignons les dieux, nous en sommes aimés, nous habitons à l'extrémité du monde, environnés de la mer, et séparés de tout commerce avec tous les autres humains. La tempête a jeté cet infortuné sur nos rives, nous devons en prendre soin. Les pauvres et les étrangers sont sous la protection spéciale de Jupiter: quand on ne leur donneroit que peu, ce peu lui est toujours agréable. Venez donc, donnez-lui à manger, et menez-le se baigner dans un endroit du fleuve où il soit à l'abri des vents.

A ces mots elles accourent; et, pour obéir à Nausicaa, elles conduisent Ulysse dans un lieu commode, mettent auprès de lui une tunique et un manteau, lui donnent de l'essence dans une bouteille d'or, et lui disent de se laver dans le fleuve.

Ulysse leur parla ainsi : Belles nymphes, tenezvous un peu à l'écart, je vous en supplie, pendant que j'ôterai l'écume de la mer qui me couvre, et que je me parfumerai; il y a long-temps que je n'ai pu me procurer cet avantage : mais je ne me laverai pas devant vous, j'aurois honte de paroître à vos yeux dans l'état où je suis. Alors elles s'éloignent, et vont rendre compte à Nausicaa de ce qui les obligeoit à se retirer.

Cependant Ulysse se jette dans le fleuve, fait. tomber en se nettoyant les ordures qui s'étoient

attachées à ses cheveux, ainsi que l'écume qui avoit couvert ses épaules et tout son corps; après s'être bien lavé, bien parfumé, il se revêt des habits magnifiques que lui avoit donnés la princesse. Minerve alors fait paroître sa taille plus grande, donne de nouvelles graces à ses beaux cheveux, qui, semblables à des fleurs d'hyacinthe, et tombant par gros anneaux, ombrageoient ses épaules. De même qu'un habile artisan, instruit dans son art par Minerve et par Vulcain, versant l'or autour de l'argent, en fait un chef-d'œuvre, ainsi Minerve répand sur toute sa personne la noblesse et l'agrément. Il s'arrête fièrement sur les bords du fleuve, puis s'avance tout rayonnant de graces et de beauté.

Nausicaa, frappée à cette vue, s'adresse à ses femmes, et leur dit : Non, ce n'est pas contre la volonté des dieux que cet inconnu est venu chez les heureux Phéaciens. D'abord son air me sembloit affreux; à cette heure il est comparable aux immortels qui sont dans le ciel. Plût aux dieux que le mari que Jupiter me destine fût fait comme lui, qu'il voulût s'établir dans cette région, et qu'il s'y trouvât heureux ! Dépêchez-vous, donnez à manger à cet étranger; il doit en avoir grand besoin. On obéit promptement, on sert devant Ulysse des viandes et du vin; il boit et mange avec l'avidité d'un homme qui depuis long-temps n'avoit pris de nourriture. Alors Nausicaa plie ses habits, les met sur le char, fait atteler ses mulets, monte sur le siége, et dit à Ulysse : Levez-vous, étranger, il est temps d'aller à la ville; et je vous ferai conduire dans le palais de mon père; vous y verrez les plus considérables des Phéaciens. Vous me paroissez un homme sage; ne vous écartez donc pas de ce que je vais vous prescrire. Pendant que nous traverserons la campagne, suivez-moi doucement avec mes femmes. Je marcherai devant vous. La ville n'est pas éloignée, elle est environnée de hautes murailles; un port magnifique s'étend des deux côtés, l'entrée en est étroite, les vaisseaux y sont parfaitement à l'abri des vents. Près de la place publique, autour du temple de Neptune, on voit des magasins de grandes pierres de taille, où les Phéaciens renferment tout ce qui est nécessaire à l'armement de leur marine. Ils font des cordages et polissent des rames : ils négligent les flèches et les arcs, mais ils s'occupent à construire des vaisseaux sur lesquels ils parcourent les mers les plus éloignées. Quand nous approcherons de nos murs, il faudra nous séparer, car je crains leurs discours piquants, ils aiment fort à médire; afin que nul ne puisse dire en nous

rencontrant : Qui est cet homme si beau et si bien fait qui suit Nausicaa? où l'a-t-elle trouvé ? Il sera son mari. Nous n'avons point de voisins; il faut que ce soit quelque étranger qui, ayant été jeté sur nos bords avec son vaisseau, a été si bien reçu d'elle. Ne seroit-ce point un dieu descendu du ciel, qu'elle prétend retenir toujours? elle préfère sans doute un tel mari qu'elle a rencontré en se promenant; car elle méprise sa nation, et refuse sa main aux plus nobles des Phéaciens qui la recherchent. Voilà ce qu'ils diroient, et ce qui me couvriroit de honte. En effet, je blâmerois moi-même une fille qui tiendroit une pareille conduite, et qui paroîtroit en public avec un homme à l'insu de ses parents, et avant que son mariage eût été célébré solennellement. Soyez donc attentif à ce que je vous dis, afin que mon père se presse de faciliter votre retour. Nous trouverons sur notre chemin un bois de peupliers consacré à Minerve. Il est arrosé d'une fontaine, et entouré d'une très belle prairie. Là sont les jardins de mon père, éloignés de la ville de la distance d'où peut s'entendre la voix d'un homme. Vous vous arrêterez en cet endroit, et vous y attendrez autant de temps qu'il nous en faut pour nous rendre au palais. Quand vous jugerez que nous y sommes arrivées, entrez dans la ville, et demandez la maison d'Alcinous mon père. Elle est facile à trouver, un enfant vous y conduiroit, car il n'y en a aucune qui l'égale en apparence et en beauté. Mais, lorsque vous aurez passé la cour et gagné l'entrée du palais, traversez vite tous les appartements jusqu'à ce que vous arriviez à celui de ma mère. Vous la trouverez auprès d'un grand feu, appuyée contre une colonne, et filant des laines couleur de pourpre. Toutes ses esclaves sont à ses côtés, ainsi que mon père, que vous verrez assis sur un trône magnifique. Ne vous arrêtez point à lui; mais allez embrasser les genoux de ma mère, afin d'obtenir par sa protection les moyens les plus sûrs et les plus prompts de retourner dans votre pays. Si elle vous reçoit favorablement, livrez-vous à la douce espérance de revoir bientôt vos parents, vos amis et votre patrie.

En finissant ces mots, Nausicaa pousse ses mulets; ils quittent à l'instant le rivage, ils courent, et de leurs pieds touchent légèrement la terre. Mais elle ménage les coups, et conduit ses coursiers de manière qu'Ulysse et ses femmes puissent la suivre à pied. Le soleil se couche. Ulysse entre dans le bois, il s'y asseoit, et fait cette prière à la fille de Jupiter Déesse invincible, exaucezmoi vous ne m'avez point écouté pendant que

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