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voir de nous quels étoient nos desseins, et d'où nous venions. Nous entrons dans la ville les mains liées derrière le dos; et notre mort n'étoit retardée que pour nous faire servir de spectacle à un peuple cruel, quand on sauroit que nous étions Grecs.

On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeoit les peuples, et se préparoit à un grand sacrifice. Il nous demanda, d'un ton sévère, quel étoit notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hâta de répondre, et lui dit : Nous venons des côtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là. Ainsi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nous prenant pour des étrangers qui cachoient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyât dans une forêt voisine, où nous servirions en esclaves sous ceux qui gouver

noient ses troupeaux.

Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai: O roi ! faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si indignement; sachez que je suis Télémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon père dans toutes les mers: si je ne puis le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je ne saurois supporter.

A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple, ému, s'écria qu'il falloit faire périr le fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avoient renversé la ville de Troie. O fils d'Ulysse ! me dit Aceste, je ne puis refuser votre sang aux mânes de tant de Troyens que votre père a précipités sur les rivages du noir Cocyte : vous, et celui qui vous mène, Vous périrez. En même temps un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise. Leur sang, disoit-il, agréable à l'ombre de ce héros; Énée même, quand il saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avoit de plus cher au monde.

sera

Tout le peuple applaudit à cette proposition, et on ne songea plus qu'à nous immoler. Déja on nous menoit sur le tombeau d'Anchise. On y avoit dressé deux autels, où le feu sacré étoit allumé; le glaive qui devoit nous percer étoit devant nos yeux'; on nous avoit couronnés de fleurs, et nulle compassion ne pouvoit garantir notre vie : c'étoit fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi. Il lui dit :

O Aceste! si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérêt vous touche. La science que j'ai acquise des

présages et de la volonté des dieux me fait connoître qu'avant que trois jours soient écoulés vous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut des montagnes pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. Hâtez-vous de les prévenir; mettez vos peuples sous les armes; et ne perdez pas un moment pour retirer au-dedans de vos murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si au contraire elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient.

Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disoit avec une assurance qu'il n'avoit jamais trouvée en aucun homme. Je vois bien, répondit-il, ô étranger, que les dieux, qu vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités. En même temps il retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'attaque dont Mentor l'avoit menacé. On ne voyoit de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants les larmes aux yeux, qui se retiroient dans la ville. Les bœufs mugissants et les brebis bêlantes venoient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'étables pour être mis à couvert. C'étoit de toutes parts des cris confus de gens qui se poussoient les uns les autres, qui ne pouvoient s'entendre, qui prenoient, dans ce trouble, un inconnu pour leur ami, et qui couroient sans savoir où tendoient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginoient que Mentor étoit un imposteur, qui avoit fait une fausse prédiction pour sauver sa vie.

Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étoient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe innombrable de barbares armés : c'étoient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes et sur le sommet d'Acratas, où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avoient méprisé la prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor : J'oublie que vous êtes des Grecs; nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont envoyés pour nous sauver : je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils; hâtez-vous de nous secourir.

Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un casque, une épée, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche à leur tête, et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut dans sa vieillesse le suivre que de loin. Je le suis de plus près, mais je ne puis égaler sa valeur. Sa cuirasse ressembloit, dans le combat, à l'immortelle égide. La mort couroit de rang en rang partout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de foibles brebis, il déchire, il égorge, il nage dans le sang; et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient, tremblants, pour se dérober à sa fureur.

Ces barbares, qui espéroient de surprendre la ville, furent eux-mêmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyoient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il étoit de mon âge, mais il étoit plus grand que moi; car ce peuple venoit d'une race de géants qui étoient de la même origine que les Cyclopes. Il méprisoit un ennemi aussi foible que moi : mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'écraser dans sa chute; le bruit de ses armes retentit jusques aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins trouver Aceste. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les tailla en pièces, et poussa les fuyards jusque dans les forêts.

:

Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de reconnoissance, nous avertit qu'il craignoit tout pour nous, si les vaisseaux d'Énée revenoient en Sicile il nous en donna un pour retourner sans retardement en notre pays, nous combla de présents, et nous pressa de partir, pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyoit; mais il ne voulut nous donner ni un pilote ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la Grèce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avoient rien à craindre, et qui devoient ramener le vaisseau à Aceste quand il nous auroient laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nous réservoient à d'autres dangers.

LIVRE II.

Suite du récit de Télémaque. Le vaisseau tyrien qu'il montoit ayant été pris par une flotte de Sésostris, Mentor et lui sont faits prisonniers, et conduits en Égypte. Richesses et merveilles de ce pays: sagesse de son gouvernement. Télémaque et Mentor sont traduits devant Sésostris, qui renvoie l'examen de leur affaire à un de ses officiers appelé Méthophis. Par ordre de cet officier, Mentor est vendu à des Éthiopiens qui l'emmènent dans leur pays, et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le désert d'Oasis. Là, Termosiris, prètre d'Apollon, adoucit la rigueur de son exil, en lui apprenant à imiter le dieu, qui, étant contraint de garder les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie, se consoloit de sa disgrace en polissant les mœurs sauvages des bergers. Bientôt Sésostris, informé de tout ce que Télémaque faisoit de merveilleux dans les déserts d'Oasis, le rappelle auprès de lui, reconnoit son innocence, et lui promet de le renvoyer à Ithaque. Mais la mort de ce prince replonge Télémaque dans de nouveaux malheurs ; il est emprisonné dans une tour sur le bord de la mer, d'où il voit Bocchoris, nouveau roi d'Égypte, périr dans un combat contre ses sujets révoltés, et secourus par les Phéniciens.

Les Tyriens, par leur fierté, avoient irrité contre eux le grand roi Sésostris, qui régnoit en Égypte, et qui avoit conquis tant de royaumes. Les richesses qu'ils ont acquises par le commerce, et la force de l'imprenable ville de Tyr, située dans la mer, avoient enflé le cœur de ces peuples. Ils avoient refusé de payer à Sésostris le tribut qu'il leur avoit imposé en revenant de ses conquêtes; et ils avoient fourni des troupes à son frère, qui avoit voulu, à son retour, le massacrer au milieu des réjouissances d'un grand festin. Sésostris avoit résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers, Ses vaisseaux alloient de tous côtés cherchant les Phéniciens. Une flotte égyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre sembloient fuir derrière nous, et se perdre dans les nues. En même temps nous voyons approcher les navires des Égyptiens, semblables à une ville flottante. Les Phéniciens les reconnurent, et voulurent s'en éloigner: mais il n'étoit plus temps; leurs voiles étoient meilleures que les nôtres ; le vent les favorisoit; leurs rameurs étoient en plus grand nombre : ils nous abordent, nous prennent, et nous emmènent prisonniers en Égypte.

En vain je leur représentai que nous n'étions pas Phéniciens; à peine daignèrent-ils m'écouter : ils nous regardèrent comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquoient; et ils ne songèrent qu'au profit d'une telle prise. Déja nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange de celles du Nil, et nous voyons la côte d'Égypte presque aussi basse que la mer. Ensuite nous arrivons à l'île de Pharos, voisine de la ville de No: de là nous remontons le Nil jusques à Memphis.

Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux auroient été charmés de voir cette fertile terre d'Égypte, semblable à un jardin délicieux arrosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvroient tous les ans d'une moisson dorée sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étoient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchoit de son sein, des bergers qui faisoient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour.

Heureux, disoit Mentor, le peuple qui est conduit par un sage roi! il est dans l'abondance; il vit heureux, et aime celui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutoit-il, ô Télémaque, que vous devez régner, et faire la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous font posséder le royaume de votre père. Aimez vos peuples comme vos enfants; goûtez le plaisir d'être aimé d'eux; et faites qu'ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon roi qui leur a fait ces riches présents. Les rois qui ne songent qu'à se faire craindre, et qu'à abattre leurs sujets pour les rendre plus soumis, sont les fléaux du genre humain. Ils sont craints comme ils le veulent être; mais ils sont haïs, détestés; et ils ont encore plus à craindre de leurs sujets, que leurs sujets n'ont à craindre d'eux.

Je répondois à Mentor: Hélas! il n'est pas question de songer aux maximes suivant lesquelles on doit régner : il n'y a plus d'Ithaque pour nous; nous ne reverrons jamais ni notre patrie, ni Pénélope : et quand même Ulysse retourneroit plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais je n'aurai celle de lui obéir pour apprendre à commander. Mourons, mon cher Mentor; nulle autre pensée ne nous est plus permise mourons, puisque les dieux n'ont aucune pitié de nous.

En parlant ainsi, de profonds soupirs entrecoupoient toutes mes paroles. Mais Mentor, qui craignoit les maux avant qu'ils arrivassent, ne savoit plus ce que c'étoit que de les craindre dès qu'ils étoient arrivés. Indigne fils du sage Ulysse! s'écrioit-il, quoi donc ! vous vous laissez vaincre à votre malheur ! Sachez que vous reverrez un jour file d'Ithaque et Pénélope. Vous verrez même dans sa première gloire celui que vous n'avez point connu, l'invincible Ulysse, que la fortune

ne peut abattre, et qui dans ses malheurs, encore plus grands que les vôtres, vous apprend à ne vous décourager jamais. Oh! s'il pouvoit apprendre, dans les terres éloignées où la tempête l'a jeté, que son fils ne sait imiter ni sa patience ni son courage, cette nouvelle l'accableroit de honte, et lui seroit plus rude que tous les malheurs qu'il souffre depuis si long-temps.

Ensuite Mentor me faisoit remarquer la joie et l'abondance répandue dans toute la campagne d'Égypte, où l'on comptoit jusqu'à vingt-deux mille villes. Il admiroit la bonne police de ces villes; la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche; la bonne éducation des enfants, qu'on accoutumoit à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts ou des lettres; l'exactitude pour toutes les cérémonies de religion; le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes, et la crainte pour les dieux, que chaque père inspiroit à ses enfants. Il ne se lassoit point d'admirer ce bel ordre. Heureux, me disoit-il sans cesse, le peuple qu'un sage roi conduit ainsi! mais encore plus heureux le roi qui fait le bonheur de tant de peuples, et qui trouve le sien dans sa vertu! Il tient les hommes par un lien cent fois plus fort que celui de la crainte, c'est celui de l'amour. Non-seulement on lui obéit, encore on aime à lui obéir. Il règne dans tous les cœurs chacun, bien loin de vouloir s'en défaire, craint de le perdre, et donneroit sa vie pour lui.

mais

Je remarquois ce que disoit Mentor, et je sentois renaître mon courage au fond de mon cœur, à mesure que ce sage ami me parloit. Aussitôt que nous fûmes arrivés à Memphis, ville opulente et magnifique, le gouverneur ordonna que nous irions jusqu'à Thèbes pour être présentés au roi Sésostris, qui vouloit examiner les choses par luimême, et qui étoit fort animé contre les Tyriens. Nous remontâmes donc encore le long du Nil, jusqu'à cette fameuse Thèbes à cent portes, où habitoit ce grand roi. Cette ville nous parut d'une étendue immense, et plus peuplée que les plus florissantes villes de Grèce. La police y est parfaite pour la propreté des rues, pour le cours des eaux, pour la commodité des bains, pour la culture des arts, et pour la sûreté publique. Les places sont ornées de fontaines et d'obélisques; les temples sont de marbre, et d'une architecture simple, mais majestueuse. Le palais du prince est lui seul comme une grande ville on n'y voit que colonnes de marbre, que pyramides et obélisques, que statues colossales, que meubles d'or et d'argent massif.

Ceux qui nous avoient pris dirent au roi que nous avions été trouvés dans un navire phénicien. Il écoutoit chaque jour, à certaines heures réglées, tous ceux de ses sujets qui avoient, ou des plaintes à lui faire, ou des avis à lui donner. Il ne méprisoit ni ne rebutoit personne, et ne croyoit être roi que pour faire du bien à tous ses sujets, qu'il aimoit comme ses enfants. Pour les étrangers, il les recevoit avec bonté, et vouloit les voir, parce qu'il croyoit qu'on apprenoit toujours quelque chose d'utile en s'instruisant des mœurs et des maximes des peuples éloi-moi, il le regarda avec aversion et avec défiance: gnés. Cette curiosité du roi fit qu'on nous présenta à lui. Il étoit sur un trône d'ivoire, tenant en main un sceptre d'or. Il étoit déja vieux, mais agréable, plein de douceur et de majesté : il jugeoit tous les jours les peuples, avec une patience et une sagesse qu'on admiroit sans flatterie. Après avoir travaillé toute la journée à régler les affaires et à rendre une exacte justice, il se délassoit le soir à écouter des hommes savants, ou à converser avec les plus honnêtes gens, qu'il savoit bien choi-mais il vouloit trouver quelque prétexte de dire sir pour les admettre dans sa familiarité. On ne pouvoit lui reprocher en toute sa vie que d'avoir triomphé avec trop de faste des rois qu'il avoit vaincus, et de s'être confié à un de ses sujets que je vous dépeindrai tout-à-l'heure.

Égyptiens y ont donné des lois. Je connois la vertu d'Hercule; la gloire d'Achille est parvenue jusqu'à nous; et j'admire ce qu'on m'a raconté de la sagesse du malheureux Ulysse tout mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse.

L'officier auquel le roi envoya l'examen de notre affaire avoit l'ame aussi corrompue et aussi artificieuse que Sésostris étoit sincère et généreux. Cet officier se nommoit Méthophis; il nous interrogea pour tâcher de nous surprendre; et comme il vit que Mentor répondoit avec plus de sagesse que

Quand il me vit, il fut touché de ma jeunesse et de ma douleur; il me demanda ma patrie et mon nom. Nous fûmes étonnés de la sagesse qui parloit par sa bouche. Je lui répondis : O grand roi ! vous n'ignorez pas le siége de Troie, qui a duré dix ans, et sa ruine, qui a coûté tant de sang à toute la Grèce. Ulysse, mon père, a été un des principaux rois qui ont ruiné cette ville i erre sur toutes les mers, sans pouvoir retrouver l'île d'Ithaque, qui est son royaume. Je le cherche; et un malheur semblable au sien fait que j'ai été pris. Rendez-moi à mon père et à ma patrie. Ainsi puissent les dieux vous conserver à vos enfants, et leur faire sentir la joie de vivre sous un si bon père !

car les méchants s'irritent contre les bons. Il nous sépara; et depuis ce moment je ne sus point ce qu'étoit devenu Mentor. Cette séparation fut un coup de foudre pour moi. Méthophis espéroit toujours qu'en nous questionnant séparément il pourroit nous faire dire des choses contraires : surtout il croyoit m'éblouir par ses promesses flatteuses, et me faire avouer ce que Mentor lui auroit caché. Enfin il ne cherchoit pas de bonne foi la vérité;

au roi que nous étions des Phéniciens, pour nous faire ses esclaves. En effet, malgré notre innocence, et malgré la sagesse du roi, il trouva le moyen de le tromper.

Hélas! à quoi les rois sont-ils exposés ! les plus sages mêmes sont souvent surpris. Des hommes artificieux et intéressés les environnent. Les bons se retirent, parce qu'ils ne sont ni empressés ni flatteurs; les bons attendent qu'on les cherche, et les princes ne savent guère les aller chercher : au contraire, les méchants sont hardis, trompeurs, empressés à s'insinuer et à plaire, adroits à dissimuler, prêts à tout faire contre l'honneur et la conscience pour contenter les passions de celui qui règne. O qu'un roi est malheureux d'être exposé aux artifices des méchants! Il est perdu s'il ne repousse la flatterie, et s'il n'aime ceux qui disent hardiment la vérité. Voilà les réflexions que je faisois dans mon malheur; et je rappelois tout ce que j'avois ouï dire à Mentor. Cependant Méthophis m'envoya vers les montagnes du désert d'Oasis avec ses esclaves, afin que je servisse avec eux à conduire ses grands troupeaux.

Sésostris continuoit à me regarder d'un œil de compassion: mais, voulant savoir si ce que je disois étoit vrai, il nous renvoya à un de ses officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui avoient pris notre vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs ou Phéniciens. S'ils sont Phéniciens, dit le roi, il faut doublement les punir, pour être nos ennemis, et plus encore pour avoir voulu nous tromper par un lâche mensonge si au contraire ils sont Grecs, je veux qu'on les traite favorable-choisir entre la servitude et la mort : il fallut être ment, et qu'on les renvoie dans leur pays sur un de mes vaisseaux : car j'aime la Grèce; plusieurs

En cet endroit Calypso interrompit Télémaque, disant: Eh bien! que fites-vous alors, vous qui aviez préféré en Sicile la mort à la servitude? Télémaque répondit: Mon malheur croissoit toujours; je n'avois plus la misérable consolation de

esclave, et épuiser pour ainsi dire toutes les rigueurs de la fortune. Il ne me restoit plus aucune

espérance, et je ne pouvois pas même dire un mot pour travailler à me délivrer. Mentor m'a dit depuis qu'on l'avoit vendu à des Éthiopiens, et qu'il les avoit suivis en Éthiopie,

Pour moi, j'arrivai dans des déserts affreux : on y voit des sables brûlants au milieu des plaines. Des neiges qui ne fondent jamais font un hiver perpétuel sur le sommet des montagnes; et on trouve seulement, pour nourrir les troupeaux, des pâturages parmi les rochers, vers le milieu du penchant de ces montagnes escarpées : les vallées y sont si profondes, qu'à peine le soleil y peut faire luire ses rayons.

Je ne trouvai d'autres hommes, en ce pays, que des bergers aussi sauvages que le pays même. Là je passois les nuits à déplorer mon malheur, et les jours à suivre un troupeau, pour éviter la fureur brutale d'un premier esclave, qui, espérant d'obtenir sa liberté, accusoit sans cesse les autres pour faire valoir à son maître son zèle et son attachement à ses intérêts. Cet esclave se nommoit Euthis. Je devois succomber en cette occasion : la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau, et je m'étendis sur l'herbe auprès d'une caverne où j'attendois la mort, ne pouvant plus supporter mes peines.

En ce moment je remarquai que toute la montagne trembloit : les chênes et les pins sembloient descendre du sommet de la montagne; les vents retenoient leurs haleines; une voix mugissante sortit de la caverne, et me fit entendre ces paroles Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience : les princes qui ont toujours été heureux ne sont guère dignes de l'être; la mollesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs, et si tu ne les oublies jamais! Tu reverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres. Quand tu seras le maître des autres hommes, souvienstoi que tu as été foible, pauvre et souffrant comme eux; prends plaisir à les soulager; aime ton peuple, déteste la flatterie; et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modéré, et courageux pour vaincre tes passions.

Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond de mon cœur; elles y firent renaître la joie et le courage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête, et qui glace le sang dans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels; je me levai tranquille j'adorai à genoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En même temps je me trouvai un nouvel homme; la sagesse éclairoit

mon esprit; je sentois une douce force pour modérer toutes mes passions, et pour arrêter l'impétuosité de ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du désert; ma douceur, ma patience, mon exactitude, apaisèrent enfin le cruel Buthis, qui étoit en autorité sur les autres esclaves, et qui avoit voulu d'abord me tourmenter.

Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la solitude, je cherchai des livres; car j'étois accablé de tristesse, faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le soutenir, Heureux, disois-je, ceux qui se dégoûtent des plaisirs violents, et qui savent se contenter des douceurs d'une vie innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant, et qui se plaisent à cultiver leur esprit par les sciences! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir; et l'ennui, qui dévore les autres hommes au milieu même des délices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment à lire, et qui ne sont point, comme moi, privés de la lecture!

Pendant que ces pensées rouloient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forêt, où j'aperçus tout-à-coup un vieillard qui tenoit dans sa main un livre. Ce vieillard avoit un grand front chauve et un peu ridé; une barbe blanche pendoit jusqu'à sa ceinture; sa taille étoit haute et majestueuse, son teint étoit encore frais et vermeil, ses yeux vifs et perçants, sa voix douce, ses paroles simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérable vieillard. Il s'appeloit Termosiris, et il étoit prêtre d'Apollon, qu'il servoit dans un temple de marbre que les rois d'Égypte avoient consacré à ce dieu dans cette forêt. Le livre qu'il tenoit étoit un recueil d'hymnes en l'honneur des dieux. Il m'aborde avec amitié; nous nous entretenons. Il racontoit si bien les choses passées, qu'on croyoit les voir; mais il les racontoit courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassé. Il prévoyoit l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisoit connoître les hommes, et les desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il étoit gai, complaisant ; et la jeunesse la plus enjouée n'a point autant de graces qu'en avoit cet homme dans une vieillesse si avancée: aussi aimoit-il les jeunes gens quand ils étoient dociles, et qu'ils avoient le goût de la vertu.

Bientôt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler : il m'appeloit, Mon fils. Je lui disois souvent: Mon père, les dieux qui m'ont ôté Mentor ont eu pitié de moi; ils m'ont donné en vous un autre soutien. Cet homme, sem

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