XXXVIII Des rochers caractérisés par le merveilleux. Defcription de Dovedale. Tous les différens genres de rochers font fouvent réunis dans le même lieu, & compofent une fcene magnifique, qui n'est distinguée par aucun caractere particulier. Un caractere ne devient exclufif, & ne mérite la préférence que lorsqu'il se diftingue éminemment de tous les autres. Il arrive quelquefois qu'une perspective qui n'est que fauvage eft finguliérement pittorefque; lorfque ce genre fauvage tient du merveilleux, que les formes & les combinaisons les plus fingulieres & les plus oppofées font jettées enfemble, fi les différens caracteres s'y trouvent réunis, ce mêlange pourra être rangé parmi ceux qui fervent à nous donner une idée de l'inépuisable variété de la nature. Il eft rare qu'une même perspective réunisse autant de variété & de verveilleux que Dovedale (1). C'est un vallon de deux milles de longueur, profond & étroit; fes deux côtés font bordés de ro (1) Ce lieu qui fignifie le vallon de la Dove ou de la Colombe, eft près d'Ashbourne en Derbyshire. chers; & la riviere de Dove,en le traverfant,change perpétuellement fon cours, fon mouvement & fa figure. Elle n'a jamais moins de 30 pieds, ni plus de foixante pieds de largeur, & fa profondeur eft en général de quatre pieds: mais elle eft tranfparente jufqu'au fond, excepté dans les endroits où elle eft couverte d'une écume blanche comme la neige; ce qui eft l'effet de plufieurs cascades très brillantes. Ces cafcades font aufli diverfifiées que nombreuses. Dans certains endroits elles croifent entiérement la riviere, foit directement, foit obliquement; dans d'autres elles ne la traverfent qu'en partie; & leurs eaux ou viennent se brifer contre les rochers, & s'élancent enfuite audeffus avec impétuofité, ou elles fe précipitent en bas, & rejailliffent en écume : quelquefois elles fe frayent rapidement un paffage à travers les ouvertures des rochers; quelquefois elles tombent très-doucement, & fouvent elles font repouffées, & reviennent en tournant fur elles-mêmes. Dans un endroit très remarquable, le vallon devient fi ferré que la riviere ne peut y paffer que très-difficilement. L'agitation, la fureur, le mugiffement, l'écume des eaux, tout annonce la grandeur de l'obftacle qu'elles ont à vaincre. Ailleurs le courant eft doux fans être languifant, il fe partage pour environner une petite ifle déferte, coule parmi des touffes de jonc, de gafon & de mouffe, s'agite un peu autour des plantes aquatiques, dont les racines font affermies dans le limon, & fe joue avec les filets entrelacés de celles qui flottent fur fa furface. Les rochers qui bordent le vallon varient autant dans leur ftructure que la riviere dans fon cours & fes mouvemens. Ici vous voyez une grande maffe qui diminue par degrés depuis fa large bafe jufqu'à fa pointe; là un fommet trèslourd, qui par une faillie des plus hardies couvre de fon ombre les objets qui font au-deffous de lui: tantôt c'est un mêlange confus des structures les plus finguliérement diverfifiées, tantôt ce font des grouppes de deux ou trois rochers, fouvent d'un plus grand nombre, fort tranchans, peu larges, & très-élevés. Ils font en général nuds d'un côté du vallon; mais de l'autre ils font mêlés de bois. Leur extrême élévation de toutes parts, & le peu de largeur du vallon, produifent encore une autre variété. Les rayons du foleil, lancés de derriere un des deux côtés viennent frapper diftinctement & avec force les rochers du côté oppofé: l'inégalité & les afpérités des surfaces qui les réfléchiffent, diverfifient les teintes de lumieres; & fouvent l'éclat le plus vif eft à côté des ténebres les plus épaiffes. Les rochers changent perpétuellement de figure ou de fituation, & font très-féparés les uns des autres. Quelquefois les bords du vallon ne préfentent que précipices ou rochers à pic, & en forme d'amphithéatre; quelquefois les rochers naiffent du fond, & s'appuient obliquement fur la colline: fouvent ils font entiérement ifolés, & s'élevent, en forme de tours ou de pyramides, jufqu'à cent pieds de hauteur. Quelques-uns font entiers & folides dans la totalité de leur maffe, d'autres font crevaffés, & d'autres, quoique tendus dans leur longueur, & minés par la base, font merveilleufement foutenus par des fragmens inférieurs en apparence au poids qu'ils fupportent. Leur difpofition varie à l'infini, & l'on découvre à chaque pas quelque nouvelle combinaison: ils avancent, reculent, & fe croifent fans ceffe. La largeur du vallon eft prefque auffi variée que les rochers. Au paffage étroit que j'ai déja fait remarquer, les rochers fe joignent prefque à leur fommet, & l'on ne voit le ciel qu'à travers le petic intervalle qui les fépare. Au fortir de cet abîme ténébreux, la fcene change tout à coup, & le vallon n'eft nulle part plus étendu, plus éclairé, plus verd, plus charmant. Les figures & les fitua tions des rochers ne forment pas toutes leurs variétés. Il y en a plufieurs qui font percés de grandes cavités naturelles ; quelques uns le font à jour; d'autres fe terminent en cavernes profondes & ténébreufes; d'autres charment la vue par une fuite d'arcades & de colonnes rustiques, toutes bien détachées & bien éclairées. Un rocher fort éloigné au-delà de ces colonnes termine la perspective. Le bruit des cascades eft réfléchi dans les cavités, & forme des échos; de forte que nous pouvons fouvent entendre en même tems le gazouillement des eaux qui font près de nous, & le mugissement de celles qui font plus éloignées. Rien d'ailleurs ne trouble le filence profond qui regne dans cette folitude. La feule trace d'hommes qu'on y puiffe voir, eft un fentier caché, & légèrement frayé pa: le petit nombre de curieux que les merveilles publiées par la renommée du vallon de Dovedale y attirent quelquefois. Ce féjour semble avoir été formé pour des efprits aériens, & peut nous donner quelque idée d'un enchantement. Ce changement continuel de perfpectives entiérement diffemblables; ces passages fubits de l'une à l'autre; cette fingularité de formes auffi bifarres, auffi fauvages, & auffi variées que le hazard, la nature & l'imagination peuvent les créer ; cette |