Imágenes de páginas
PDF
EPUB

SENTENCE DE FRANÇOIS I,

49

droits peuvent être méconnus; mais elle les reprend tôt ou tard, et fait justice de ceux qui ont usé contre elle de leur puissance éphémère. L'infamie qu'on essaye d'infliger à la science retombe sur ses persécuteurs, et ceux qui ont eu l'honneur de souffrir pour elle finissent par avoir raison auprès de l'équitable postérité. Oui, en dépit de l'autorité royale, en dépit même de son zèle pour les lettres, l'arrêt que signa François Ier contre Ramus sera dans tous les temps une tache à sa mémoire, aux yeux de quiconque saura mettre le droit au-dessus du fait et la vérité au-dessus de tout intérêt. Voici du reste ce fameux édit; il est assez habilement rédigé, mais on y reconnaît la main des ennemis de Ramus. Il est inutile d'y ajouter aucun commentaire; il suffit qu'on se rappelle, en le lisant, que toute la question était de savoir si Aristote a bien ou mal défini et divisé la logique : question intéressante pour des philosophes, mais où, encore une fois, la puissance publique n'avait rien à voir.

SENTENCE DONNÉE par le Roy contre maistre Pierre Ramus, et les liures composez par icelluy contre Aristote. Pronuncée à Paris le XXVI. de mars. 1543. Auant Pasques. On les vend à Paris en la rue sainct lacques. Par Benoist de Gourmont. A l'enseigne des trois Brochetz1.

[ocr errors]

1 Cette pièce curieuse a été reproduite par plusieurs écrivains, tels que J. Charpentier, Ad Exposit. disput. de methodo.... Responsio, etc., fol. 5; La Croix du Maine, Bibl. franç., art. P. de la Ramée; J. de Launoy, De var. Arist. fort., p. 102 et suiv.; Niceron, Mémoires, t. XIII; Du Boulay, Hist. univ. Paris., t. VI; etc., etc. Mais, de plus, on la trouve publiée à part (Paris, 1543, 4 feuillets). C'est dans la bibliothèque de M. Cousin que j'ai pris connaissance de cette édition très rare, et sur laquelle j'ai pu revoir le texte que je donne ici, sans me permettre d'y changer une seule lettre ni d'en corriger l'orthographe, et en remédiant seulement à l'absence totale de virgules.

FRANÇOIS, PAR La grace de Dieu Roy de France, A tous ceulx qui ces presentes lettres verront Salut. Comme entre les aultres grandes solicitudes que nous auons tousiours eues de bien ordonner et establir la chose publique de nostre royaulme, nous ayons mis oute la peine que possible nous a este de l'accroistre et enrichir de toutes bonnes lettres et sciences à l'honneur et gloire de nostre Seigneur et au salut des hommes. Et puis nagueres aduertiz du trouble aduenu a nostre chere et aymee fille l'uniuersite de Paris, a cause de deux libures faictz par Maistre Pierre Ramus, intitulez l'ung Dialecticæ institutiones et l'aultre Aristotelicæ animaduersiones, et des proces et differentz qui estoient pendans en nostre court de parlement audit lieu entre elle et ledit Ramus pour raison desdictz libures, Nous les eussions euoquez a nous pour sommairement et promptement y pourveoyr. Et a ceste fin eussions ordonne que Maistre Anthoyne de Gouea qui s'estoit presente a impugner et debatre lesdictz liures, et ledit Ramus qui les soustenoit et deffendoit, esliroient et nommeroient de chascun coste deux bons et notables personnaiges, cognoissantz les langues grecque et latine, sçauantz et experimentez en la philosophie, et que nous eslirions et nommerions un cinquiesme, pour visiter lesdictz liures, ouyr lesdictz de Gouea et Ramus en leurs disputes et debatz et sur tout nous donner leur aduis. Suyuant laquelle nostre ordonnance eust ledit de Gouea esleu et nomme Maistre Pierre Danes et François de Vicomercato. Et ledit Ramus Maistre Jehan Quentin, docteur en decret, et Jehan de Bomont, docteur en medecine. Et nous pour le cinquiesme, eussions nomme et ordonne nostre cher et bien ayme Maistre Jehan de Salignac, docteur en theologie. Par deuant lesquels lesditz de Gouea et Ramus eussent este oyz en leur dispute et debatz, jusques a ce que pour entrerompre l'affaire, icelluy Ramus se seroit porte pour appellant desdictes [desdictz] censeurs; dont nous aduertiz eussions decerne nos lettres a nostre prevost de Paris ou son lieutenant, pour contraindre lesdictz de Gouea et Ramus a parfaire leurs disputes, affin que par lesdictz censeurs nous fust donne ledit aduis nonobstant ledit appel et aultres appellations quelconques. Suyuant lesquelles noz lettres eussent lesdictz de Gouea et Ramus de rechef comparu pardeuant lesdictz censeurs. Et voyant par icelluy Ramus que lesdictz liures ne se pouroient soustenir, eust declaire n'en voulloyr plus disputer, et qui [qu'il] les soubmettroit a la censure desdessusdictz. Et comme l'on y voulloit proceder, lesdictz

SENTENCE DE FRANÇOIS Ier.

51

Quentin et de Bomont l'ung apres l'autre eussent declaire ne s'en · voulloir plus entremettre. Au moyen de quoy eust icelluy Ramus este somme et requis d'en eslire et nommer deux aultres. Ce qu'il n'eust voulu faire et se fust du tout soubzmis aux troys aultres dessus nommez. Lesquelz après auoir le tout veu et considere eussent este d'aduis que ledit Ramus auoit este temeraire, arrogant et impudent d'auoir reprouue et condamne le train et art de logicque receu de toutes nations, que luy mesmes ignoroyt. Et que parce qu'en son liure des Animaduersions il reprénoit Aristote, estoit euidemment cogneue et manifestee son ignorance, voire qu'il auoit mauuaise voulente, de tant qu'il blasmoit plusieurs choses qui sont bonnes et veritables, et mettoit sus a Aristote plusieurs choses a quoy il ne pensa oncques. Et en somme ne contenoit sondit liure des Animaduersions que tous mensonges et vne maniere de mesdire, tellement qu'il leur sembloit estre le grand bien et prouffit des lettres et sciences, que ledit liure fust du tout supprime, semblablement l'autre dessusdict intitule Dialecticæ institutiones, comme contenant aussi plusieurs choses faulses et estranges. SÇAVOIR FAISONS Que veu par nous ledit aduis, et eu sur ce aultre aduis et deliberation auec plusieurs sçauants et notables personnaiges estantz lez nous, auons condemne, supprime et aboly, condemnons, supprimons et abolissons lesdictz deux liures, l'ung intitule Dialecticæ institutiones et l'autre Aristotelicæ animaduersiones, Et auons faict et faisons inhibitions et deffences a tous imprimeurs et libraires de nostre Royaulme, Pays, terres et Seigneuries, et a tous aultres nos subgectz, de quelque estat ou condition qu'ilz soyent, qu'ilz n'ayent plus a en imprimer aulcuns, ne publier, ne vendre, ne debiter en nostredict Royaulme, pays et seigneuries, soubz peine de confiscation desdictz liures et de pugnition corporelle, Soit qu'ilz soyent imprimez en iceulx nos Royaulmes, pays, terres et seigneuries, ou aultres lieux non estans de nostre obeissance. Et semblablement audit Ramus de ne plus lire sesdictz liures, ne les faire escripre ou copier, publier ne semer en aulcune maniere, ne lire en Dialectique ne philosophie en quelque maniere que ce soit sans nostre expresse permission: Aussy de ne plus vser de elles mesdisantes (sic) et inuectiues contre Aristote ne aultres autheurs anciens receuz et approuvez, ne contre nostredicte fille l'uniuersite et suppostz d'icelle, soubz les peines que dessus. SI DONNONS EN MANDEMENT. Et commectons a nostredict prevost de Paris ou a son lieutenant, conseruateur des priuilleges par nous et noz predecesseurs Roys donnez

et octroyez a nostredicte fille L'uniuersite, que nostre present iugement et ordonnance il mette ou face mectre a deue et entiere execution selon sa forme et teneur, Et a ce faire souffrir et obeyr contraingne et face contraindre tous ceulx qu'il appartiendra, Et pour ce feront a contraindre par toute (sic) voyes et manieres deues et raisonnables, Nonobstant oppositions ou appellations quelzconques, pour lesquelles ne voulons estre differe. Et pource qu'il est besoing faire notiffier nosdictes deffences en plusieurs lieux de nostre Royaulme, terres et seigneuries, affin de les faire obseruer, Nous voulons qu'au vidimus d'icelles faict soub seel Royal, ou signe par collation par l'ung de nos aymez et feaux notaires et secretaires, soit adiouxtée [foi] comme au present Original. Mandons en oultre à tous noz aultres iusticiers, officiers, et a chascun d'eulx sicomme a luy appartiendra, que nosdictz deffences et inionctions ilz facent obseruer, en procedant par eulx contre les infracteurs d'icelles, sy aulcuns en y a, par les peines cy dessus indictes et aultres qu'ils verront estre a faire par raison. EN TESMOING De ce, nous auons faict mettre nostre seel a cesdictz presentes. DONNE A Paris, le dixiesme iour de mars L'an de grace mil cinq cens Quarante-troys, et de nostre regne le Trentiesme (c'est-à-dire le 10 mars 1544).

Ainsy signe sur le reply, Par le Roy vous present Delachesnaye, Et seellees du grant seel sur double queue de cire Iaulne.

Collation faicte A L'original Par les notaire soubz signez L'an mil cinq cens quarante-trois le vendredy xxI. iour de mars 1.

Telle fut l'issue de cette lutte inégale, que Jean de Launoy résume ainsi en tête du chapitre XIII de son

1 On trouve cette sentence, en français et en latin, dans divers recueils avec des dates différentes, ce qui a induit en erreur plusieurs écrivains, et notamment l'abbé Goujet, qui bâtit là-dessus un véritable roman. Suivant lui, il y aurait des lettres de François Ier datées de Paris le 30 mai 1543, et d'autres en date du 19 mars 1544. Par les premières, le roi aurait supprimé les deux ouvrages de Ramus; et par les secondes, après avoir confirmé les premières, le roi aurait fait défense à Ramus d'imprimer aucun livre concernant la philosophie. Je ferai remarquer au lecteur, à cette occasion, que l'on ne faisait alors commencer l'année qu'à Pâques, et que ce fut à partir de 1568 seulement qu'on la fit commencer au 1er janvier. Voir Du Boulay, t. VI, p. 657.

TRIOMPHE DES PÉRIPATÉTICIENS.

53

Histoire de la fortune d'Aristote : « Alors, dit-il, on voit descendre dans l'arène Ramus et Aristote; celui-ci remporte une victoire éclatante, mais facile : car François I combat pour lui, sans compter plus d'un professeur.

[ocr errors]

Le parlement enregistra sans difficulté l'édit du roi. « Les lettres patentes scellées du grand sceau, dit Jacques Charpentier, ont esté par son commandement enregistrées en la cour de parlement et en l'université, publiées à son de trompe par la ville de Paris, et depuis enuoyées par tout le royaume de France'. » Quant à l'université, elle les accueillit avec des transports de joie vraiment extraordinaires. Le signal fut donné, on peut le dire, par l'un des juges de Ramus, le fanatique P. Danès, qui, suivant son panégyriste Génébrard, fit brûler les livres de Ramus devant le collége de Cambrai. « Les péripatéticiens, dit Bayle, firent plus de fracas à proportion que les princes les plus fastueux n'en affectent après la prise d'une grande ville ou après le gain d'une bataille très importante 3. » Mais c'est Omer Talon qu'il faut entendre ici : « Lorsqu'on lui eut ainsi lié la langue et les mains, et enlevé tout moyen de défense contre les attaques de ses adversaires, on triompha à grand bruit d'une si belle victoire. La condamnation de Ramus, imprimée en latin et en français, fut répandue à profusion dans tous les quartiers de cette ville et affichée dans tous les lieux où il était pos

1 La Responce de lacques Charpentier à la Remonstrance de maistre Pierre de la Ramée, etc. (Paris, G. Buon, 1567, in-8°), fol. 7, 8 r.

2 Oraison funèbre de Danès par Génébrard, p. 99 du recueil intitulé : Vie, Eloges et Opuscules de Pierre Danès, Paris, 1731, in-4°.

Dict. hist., art. Ramus, note E.

« AnteriorContinuar »