Imágenes de páginas
PDF
EPUB

nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobbent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus'. Calamitosus est animus futuri anxius2. Ce grand precepte est souvent allegué en Platon :

[ocr errors]

Fay ton faict, et te cognoy 3. » Chascun de ces deux membres enveloppe generalement tout nostre debvoir, et semblablement enveloppe son compaignon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c'est cognoistre ce qu'il est, et ce qui luy est propre : et qui cognoist, ne prend plus le faict estrangier pour le sien; s'ayme et se cultive avant toute aultre chose; refuse les occupations superflues et les pensees et propositions inutiles. Comme la folie, quand on luy octroyera ce qu'elle desire, ne sera pas contente; aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplaist iamais de soy. Epicurus dispense son sage de la prevoyance et soucy de l'advenir.

Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des princes à estre examinees aprez leur mort 5. Ils

1 Cette pensée de Montaigne a été justement blâmée. Que devient l'homme en effet s'il ne songe ni à l'avenir ni à la vie future?

Rousseau a dit, d'après notre auteur: « La prévoyance! La prévoyance qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place où nous n'arriverons point, voilà la véritable source de toutes nos misères.» Émile, liv. II.

2 Tout esprit inquiet de l'avenir est malheureux. SÉNÈQUE, Epist. 98.

3 Τὸ πράττειν καὶ γνώναι τά τε αὑτοῦ καὶ ἑαυτον.

4 CIC., Tusc. quæst., V, 18.

5 DIODORE DE Sicile, 1, 6.

sont compaignons, sinon maistres, des loix : ce que la iustice n'a peu sur leurs testes, c'est raison qu'elle le puisse sur leur reputation, et biens de leurs successeurs; choses que souvent nous preferons à la vie. C'est une usance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observee, et desirable à touts bons princes qui ont à se plaindre de ce qu'on traicte la memoire des meschants comme la leur. Nous debvons la subiection et obeïssance egalement à touts roys, car elle regarde leur office; mais l'estimation, non plus que l'affection, nous ne la debvons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment, indignes; de celer leurs vices; d'aider de nostre recommendation leurs actions indifferentes, pendant que leur auctorité a besoing de nostre appuy: mais nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la justice et à nostre liberté l'expression de nos vrays ressentiments; et nommeement de refuser aux bons subiects la gloire d'avoir reveremment et fidellemment servy un maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cogneues; frustrant la posterité d'un si utile exemple. Et ceulx qui, par respect de quelque obligation privee, espousent iniquement la memoire d'un prince meslouable, font iustice particuliere aux despens de la iustice publicque. Titus Livius dict vray «< que le langage des hommes nourris soubs la royauté, est tousiours plein de vaines ostentations et fauls tesmoignages: chascun eslevant indifferemment son roy à l'extreme ligne de valeur et grandeur souveraine. TITE LIVE, XXXV, 48.

On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats qui respondirent à Neron, à sa barbe, l'un enquis de luy pourquoy il luy vouloit mal : « le t'aimoy quand tu le valois; mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, ie te hay comme tu merites; » l'aultre, pourquoy il le vouloit tuer «< Parceque ie ne treuve aultre remede à tes continuels malefices ; » mais les publics et universels tesmoignages qui, aprez sa mort, ont esté rendus, et le seront à tout iamais à luy et à touts meschants comme luy, de ses tyranniques et vilains deportements, qui de sain entendement les peult reprouver?

Il me desplaist qu'en une si saincte police que la lacedemonienne, se feust meslee une si feincte cerimonie: A la mort des roys, touts les confederez et voisins, et touts les Ilotes, hommes, femmes, peslemesle, se descoupoient le front pour tesmoignage de deuil, et disoient en leurs cris et lamentations, que celuy là, quel qu'il eust esté, estoit le meilleur roy de touts les leurs 2; attribuant au rang le loz qui appartenoit au merite, et qui appartient au premier merite, au postreme et dernier reng.

Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert, sur le mot de Solon, que « Nul avant mourir ne peult estre dict heureux », si celuy là mesme qui a vescu, et qui est mort à souhait, peult estre dict heureux si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons 1 TACITE, Annal., XV, 67, 68.

2 HERODOTE, VI, 68.

par preoccupation où il nous plaist; mais estant hors! de l'estre, nous n'avons aucune communication avecques ce qui est et seroit meilleur de dire à Solon que iamais homme n'est donc heureux, puisqu'il ne l'est qu'aprez qu'il n'est plus.

Quisquam

Vix radicitus e vita se tollit, et eicit:

Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse...
Nec removet satis a proiecto corpore sese, et
Vindicat1.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Randon prez du Puy en Auvergne 2 : les assiegez, s'estants rendus aprez, feurent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d'Alviane, general de l'armee des Venitiens, estant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie, la pluspart de ceulx de l'armee estoient d'advis qu'on demandast saufconduict pour le passage à ceulx de Verone : mais Theodore Trivulce y contredict; et choisit plustost de le passer par vifve force, au hazard du combat : « N'estant convenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n'avoit iamais eu peur de ses ennemis, estant mort feist demonstration de les craindre. » De vray, en chose voysine, par les loix grecques, celui qui demandoit à l'ennemy un corps pour l'inhumer, renonceoit à la victoire, et ne

1 C'est à peine si l'on trouve un homme qui s'élève au-dessus de la vie et s'en détache. Chacun s'imagine, dans son ignorance, qu'il a en lui quelque chose qui survit, et il ne se sépare jamais assez lui-même de son corps périssable. LUCRÈCE,.III, 890-895. Le 13 juillet 1380.

luy estoit plus loisible d'en dresser trophee : à celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gaing. Ainsi perdit Nicias l'advantage qu'il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens; et, au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bootiens'.

Ces traicts se pourroient trouver estranges, s'il n'estoit receu de tout temps non seulement d'estendre le soing de nous au delà cette vie, mais encores de croire que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tumbeau et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing que ie m'y estende. Edouard premier, roy d'Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d'entre luy et Robert roy d'Escosse, combien sa presence donnait d'advantage à ses affaires, rapportant tousiours la victoire de ce qu'il entreprenoit en personne; mourant 2, obligea son fils, par solennel serment, à ce qu'estant trespassé il feist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'avecques les os, laquelle il feist enterrer; et quant aux os, qu'il les reservast pour les porter avecques luy et en son armee, toutes les fois qu'il luy adviendroit d'avoir guerre contre les Escossois : comme si la destinee avoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Iean Zischa 3, qui troubla la Boëme pour la deffense des erreurs de Wiclef, voulut qu'on l'escorchast aprez sa mort, et de sa peau qu'on

1 PLUTARQUE, Vie de Nicias, c. 2; Vie d'Agésilas, c. 6.

2 Le 7 juillet 1307.

3 Ou Ziska, mort en 1424.

« AnteriorContinuar »