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CHAPITRE XXVI.

C'EST FOLIE DE RAPPORTER LE VRAY ET LE FAULX AU IUGEMENT DE NOSTRE SUFFISANCE.

Ce n'est pas à l'adventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader : car il me semble avoir apprins aultrefois que la creance estoit comme une impression qui se faisoit en nostre ame; et à mesure qu'elle se trouvait plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Ut necesse est, lancem in libra, ponderibus impositis, deprimi; sic animum perspicuis cedere'. D'autant que l'ame est plus vuide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement soubs la charge de la premiere persuasion : voylà pourquoy les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus subiects à estre menez par les aureilles. Mais aussi, de l'aultre

médité. La partie de l'Émile où Rousseau traite de réducation n'est qu'un long commentaire de ce beau chapitre de Montaigne, et de celui qui le précède... Les seuls conseils véritablement utiles et praticables sur l'éducation des enfants que puisse fournir le livre de Rousseau sont précisément ceux qu'il doit à Montaigne. NAIGEON.-Nous ajouterons que Montaigne lui-même a puisé un grand nombre de ses idées dans Plutarque. En développant la théorie de l'indulgence dans l'éducation, il a complétement devancé son temps. Par malheur cette théorie n'arriva point jusqu'à la pratique; au siècle suivant, Port-Royal la repoussa, et l'on peut dire sans exagération que dans cette maison célèbre les enfants furent traités avec une dureté extrême.

1 De même qu'il faut que le plateau de la balance s'abaisse quand on le charge de poids, de même il faut que l'esprit cède à l'évidence. Cic., Academ., II, 12.

part, c'est une sotte presumption d'aller desdaignant et condamnant pour faulx ce qui ne nous semble pas vraysemblable qui est un vice ordinaire de ceulx qui pensent avoir quelque suffisance oultre la commune. I'en faisois ainsin aultrefois; et si i'oyoy parler ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses futures, des enchantements, des sorcelleries, ou faire quelque aultre conte où ie ne peusse pas mordre,

Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentaque Thessala

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il me venoit compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à present, ie treuve que i'estoy pour le moins autant à plaindre moy mesme; non que l'experience m'aye depuis rien faict veoir au dessus de mes premieres creances, et si n'a pas tenu à ma curiosité; mais la raison m'a instruict que, de condamner ainsi resolument une chose pour faulse et impossible, c'est ce donner l'advantage d'avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature; et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appellons monstres, ou miracles, ce où nostre raison ne peult aller, combien s'en presente il continuellement à nostre veue? Considerons au travers de quels nuages, et comment à tastons, on nous mene ȧ

1 De songes, de visions magiques, de miracles, de sorcières, d'apparitions nocturnes, et d'autres prodiges de Thessalie. HoR., Epist., II, 3, 208.

la cognoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains: certes, nous trouverons que c'est plustost accoustumance que science qui nous en oste l'estrangeté;

Iam nemo, fessus saturusque videndi,
Suspicere in cœli dignatur lucida templa1:

et que ces choses là, si elles nous estoyent presentees nous les trouverions autant ou plus

de nouveau,

incroyables qu'aulcunes aultres.

Si nunc primum mortalibus adsint

Ex improviso, ceu sint obiecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,

Aut minus ante quod auderent fore credere gentes".

Celuy qui n'avoit iamais veu de riviere, à la premiere qu'il rencontra, il pensa que ce feust l'ocean; et les choses qui sont à nostre cognoissance les plus grandes, nous les iugeons estre les extremes que nature face en ce genre:

Scilicet et fluvius qui non est maximus, ei'st
Qui non ante aliquem maiorem vidit; et ingens
Arbor, homoque videtur; et omnia de genere omni
Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentia fingit3.

Déjà

1 Le vers de Lucrèce porte Fessus satiate videndi. rassasiés du spectacle des cieux, nous ne daignons point contempler leurs brillantes merveilles. LUCRÈCE, II, 1037.

* Si, par une apparition soudaine, ces merveilles frappaient nos regards pour la première fois, pourrions-nous leur opposer quelque chose de plus admirable? Est-il un peuple qui, avant de les avoir vues, eût osé croire à leur existence ? ID., ibid., 1032.

Quoiqu'un fleuve ne soit pas très-grand, il paraît cependant immense à celui qui n'en a jamais vu de plus grand; il en est de même d'un arbre, d'un homme, et de tous les objets, quand on n'en a jamais rencontré de plus grands. ID., VI, 874.

.

Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque requirunt rationes earum rerum, quas semper vident'. La nouvelleté des choses nous incite, plus que leur grandeur, à en rechercher les causes. Il fault iuger avecques plus de reverence de cette infinie puissance de nature, et plus de recognoissance de nostre ignorance et foiblesse. Combien y a il de choses peu vraysemblables, tesmoignees par gents dignes de foy, desquelles, si nous ne pouvons estre persuadez, au moins les fault il laisser en suspens? car, de les condamner impossibles, c'est se faire fort, par une temeraire presumption, de sçavoir iusques où va la possibilité. Si l'on entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, et entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas facilement, on observeroit la regle de Rien trop, commandee par Chilon.

Quand on treuve dans Froissard' que le comte de Foix sceut, en Bearn, la defaicte du roy Iean de Castille à Iuberoth, le lendemain qu'elle feut advenue, et les moyens qu'il en allegue, on s'en peult mocquer; et de ce mesme que nos annales disent, que le pape Honorius, le propre iour que le roy Philippe Auguste mourut à Mante, feit faire ses funerailles publicques, et les manda faire par toute l'Italie : car

1 L'esprit se familiarise par les yeux; il cesse de s'étonner des objets qu'il voit chaque jour, et n'en recherche pas les causes, Cic., de Nat. deor., II, 38.

En 1385.

l'auctorité de ces tesmoings n'a pas à l'adventure assez de reng pour nous tenir en bride. Mais quoy! si Plutarque, oultre plusieurs exemples qu'il allegue de l'antiquité, dict sçavoir de certaine science que, du temps de Domitian, la nouvelle de la battaille perdue par Antonius en Allemaigne, à plusieurs iournees de là, feut publiee à Rome, et semee par tout le monde, le mesme iour qu'elle avoit esté perdue; et si Cesar tient qu'il est souvent advenu que la renommee a devancé l'accident', dirons nous pas que ces simples gents là se sont laissez piper aprez le vulgaire, pour n'estre pas clairvoyants comme nous? Est il rien plus delicat, plus net et plus vif que le iugement de Pline, quand il luy plaist de le mettre en ieu ? rien plus esloingné de vanité? ie laisse à part l'excellence de son sçavoir, duquel ie foys moins de compte: en quelle partie de ces deux là le surpassons nous? toutesfois il n'est si petit escholier qui ne le convainque de mensonge, et qui ne luy veuille faire leçon sur le progrez des ouvrages de nature.

Quand nous lisons dans Bouchet les miracles des reliques de sainct Hilaire, passe; son credit n'est pas assez grand pour nous oster la licence d'y contredire mais de condamner d'un train toutes pareilles histoires, me semble singuliere impudence. Ce grand sainct Augustin tesmoingne 2 avoir veu, sur les reliques sainct Gervais et Protaise à Milan, un enfant aveugle recouvrer la veue; une femme, à Carthage, estre guarie d'un cancer par le signe de la croix

1 CÉSAR, Guerre civile, III, 36.

2 De Civil, Dei, XXII, 8.

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