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mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte : nous estions à moitié de tout; il me semble que ie luy desrobe sa part.

Nec fas esse ulla me voluptate hic frui

Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps1.

l'estois desia si faict et accoustumé à estre deuxiesme partout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy.

Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altera?
Nec carus æque, nec superstes
Integer. Ille dies utramque
Duxit ruinam 2. . . .

Il n'est action ou imagination où ie ne le treuve à dire; comme si eust il bien faict à moy : car de mesme qu'il me surpassoit d'une distance infinie en toute aultre suffisance et vertu, aussi faisoit il au debvoir de l'amitié.

Quis desiderio sit pudor, aut modus
Tam cari capitis3?....

O misero frater adempte mihi!
Omnia tecum una perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vita dulcis alebat amor.

Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater;

1 Je me suis condamné à ne jouir d'aucun plaisir, aussi longtemps que je serai séparé de celui avec qui je partageais tout. TÉRENCE, Heautont., act. I, sc. 1, v. 97.

2 Puisqu'une mort anticipée m'a ravi cette moitié de mon âme, pourquoi m'attarder dans l'autre ? Je ne suis plus aussi cher à moimême ; je ne survis pas tout entier. Le même jour entraîna sa perte et la mienne. HoR., Od., II, 17, 5.

3 Puis-je rougir, ou cesser de pleurer une tête si chère? HoR., Od., I, 24, 1.

Tecum una tota est nostra sepulta anima:
Cuius ego interitu tota de mente fugavi
Hæc studia, atque omnes delicias animi.

Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?
Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Adspiciam posthac? At certe semper amabo1.

Mais oyons un peu parler ce gascon de seize ans.

Parce que i'ay trouvé que cet ouvrage 2 a esté depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, par ceulx qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils ont meslé à d'aultres escripts de leur farine, ie me suis dedict de le loger icy. Et à fin que la memoire de l'aucteur n'en soit interessee en l'endroict de ceulx qui n'ont peu cognoistre de prez ses opinions et ses actions, ie les advise que ce.subiect feut traicté par luy en son enfance par maniere d'exercitation seulement, comme subiect vulgaire et tracassé en mille endroicts des livres. Ie ne foys nul doubte qu'il ne creust ce qu'il escrivoit; car il estoit assez consciencieux pour ne mentir pas mesme en se iouant: et sçay davantage que s'il eust eu à choisir, il eust mieulx aymé estre nay à Venise qu'à Sarlac; et avec

1 O frère que j'ai perdu pour mon malheur ! J'ai vu fuir avec toi tous les plaisirs dont ton amour nourrissait ma vie. En mourant tu as détruit tout mon bonheur. Mon âme tout entière est ensevelie avec toi. Après notre séparation, j'ai dit adieu aux muses et à tout ce qui charmait mon esprit. Je ne pourrai plus te parler; je n'entendrai jamais ta voix. O frère! qui m'étais plus cher que la vie, je ne te verrai plus désormais; du moins, je t'aimerai toujours. CATULLE, LXVIII, 20; LXV, 9.

2 Traité de la Servitude volontaire.

ques raison. Mais il avoit une aultre maxime souverainement empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tresreligieusement aux loix sous lesquelles il estoit nay. Il ne feut iamais un meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son pays, ny plus ennemy des remuements et nouvelletez de son temps; il eust bien plustost employé sa suffisance à les esteindre qu'à leur fournir de quoy les esmouvoir davantage : il avoit son esprit moulé au patron d'aultres siecles que ceulx cy. Or, en eschange de cet ouvrage serieux, i'en substitueray un aultre', produict en cette mesme saison de son aage, plus gaillard et plus enioué.

CHAPITRE XXVIII.

VINGT ET NEUF SONNETS D'ESTIENNE DE LA BOETIE.

A MADAME DE GRAMMONT, COMTESSE DE GUISSEN 2.

Madame, ie ne vous offre rien du mien, ou parce qu'il est desia vostre, ou pour ce que ie n'y treuve rien digne de vous; mais i'ay voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se veissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour

1 Les vingt-neuf sonnets de La Boëtie, qui se trouvent dans le chapitre suivant.

2 Diane, vicomtesse de Louvigni, dite la belle Corisande d'Andouins, mariée en 1567 à Philibert, comte de Grammont et de Guiche, qui mourut au siége de La Fère, en 1580. Andoins ou Andouins était une baronnie du Béarn, à trois lieues de Pau. V. LECLERC.

guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce present m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France qui iugent mieulx, et se servent plus à propos que vous, de la poësie; et puis, qu'il n'en est point qui la puissent rendre vifve et animee comme vous faïctes par ces beaux et riches accords de quoy, parmy un million d'aultres beautez, nature vous a estrenee. Madame, ces vers meritent que vous les cherissiez; car vous serez de mon advis, qu'il n'en est point sorty de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'une plus riche main. Et n'entrez pas en ialousie de quoy vous n'avez que le reste de ce que pieça i'en ay fayct imprimer soubs le nom de monsieur de Foix, vostre bon parent: car, certes, ceulx cy ont ie ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant; comme il les feit en sa plus verte ieunesse, et eschauffé d'une belle et noble ardeur que ie vous diray, madame, un iour à l'aureille. Les aultres furent faicts depuis, comme il estoit à la poursuitte de son mariage, en faveur de sa femme, et sentant desia ie ne sçay quelle froideur maritale. Et moy ie suis de ceulx qui tiennent que la poësie ne rid point ailleurs, comme elle faict en un subiect folastre et desreglé.

SONNETS.
I

Pardon, amour, pardon; ô Seigneur! ie te voue
Le reste de mes ans, ma voix et mes escripts,

1 En 1571 et 1572, à Paris.

Mes sanglots, mes soupirs, mes larmes et mes cris;
Rien, rien tenir d'aulcun, que de toy, ie n'advouë.
Hélas! comment de moy ma fortune se iouë!
De toy n'a pas longtemps, amour, ie me suis ris.
J'ay failly, ie le veoy, ie me rends, ie suis pris.
J'ay trop gardé mon cœur, or ie le desadvoue.

Si i'ay pour le garder retardé ta victoire,

Ne l'en traicte plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m'as abbattu,

Pense qu'un bon vainqueur, et nay pour estre grand,
Son nouveau prisonnier, quand un coup il se rend,
Il prise et l'ayme mieulx, s'il a bien combattu.

II

C'est amour, c'est amour, c'est luy seul, ie le sens :
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte,
A qui oncq pauvre cœur ait ouverte la porte.
Ce cruel n'a pas mis un de ses traicts perçants,

Mais arc, traicts et carquois, et luy tout dans mes sens.
Encor un mois n'a pas, que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines ie porte,
Et desia i'ay perdu et le cœur et le sens.

Et quoy? si cet amour à mesure croissoit,

Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit?
O croistz, si tu peulx croistre, et amende en croissant.

Tu te nourris de pleurs, des pleurs ie te promets,
Et pour te refreschir, des souspirs pour iamais:
Mais que le plus grand mal soit au moings en naissant.

III

C'est faict, mon cœur, quittons la liberté.
Dequoy meshuy serviroit la deffence,
Que d'agrandir et la peine et l'offence?
Plus ne suis fort, ainsi que i'ay esté.

La raison feust un temps de mon costé:
Or, revoltee, elle veut que ie pense

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