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CHAPITRE VIII.

DE L'OYSIFVeté.

Comme nous veoyons des terres oysifves, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que, pour les tenir en office, il les fault assubiectir et employer à certaines semences pour nostre service; et comme nous veoyons que les femmes produisent bien toutes seules des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les fault embesongner d'une autre semence : ainsin est il des esprits; si on ne les occupe à certain subiect qui les bride et contraigne, ils se iectent desreglez, par cy par là, dans le vague champ des imaginations,

Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenis,
Sole repercussum, aut radiantis imagine lunæ,
Omnia pervolitat late loca; iamque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti1;

et n'est folie ny resverie qu'ils ne produisent en cette agitation,

Velut ægri somnia, vanæ

Finguntur species 2.

1 Ainsi, lorsque la tremblante lumière du soleil ou de la lune radieuse est réfléchie par l'onde vacillante dans un vase d'airain, elle voltige dans tous les lieux d'alentour, s'élève dans les airs, et frappe le sommet des toits et des voûtes élevées. VIRGILE, Énéide, VIII, 22. Trad. de M. de Pongerville.

2 Se forgeant des chimères, qui ressemblent aux songes d'un malade. HORACE, Art poétique, v. 7.

L'ame qui n'a point de but estably, elle se perd1; car, comme on dict, c'est n'estre en aulcun lieu, que d'estre par tout:

Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat2;

Dernierement que ie me retiray chez moy, delibere, autant que ie pourroy, ne me mesler d'aultre chose que de passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie; il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysifveté s'entretenir soy mesme, et s'arrester et rasseoir en soy, ce que i'esperoy qu'il peust meshuy3 faire plus ayseement, devenu avecques le temps plus poisant et plus meur : mais ie treuve, comme

Variam semper dant otia mentem

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qu'au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy mesme qu'il n'en prenoit pour aultruy; et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les aultres, sans ordre et sans propos, que, pour en contempler à mon ayse l'ineptie et l'estrangeté, i'ay commencé de les mettre en roolle, esperant avecques le temps luy en faire honte à luy mesme 5.

1

S'occuper, c'est savoir jouir:
L'oisiveté pèse et tourmente.
L'âme est un feu qu'il faut nourrir,

Et qui s'éteint, s'il ne s'augmente.

9 MARTIAL, liv. VII, épig. 73.

3 Désormais.

VOLTAIRE.

L'oisiveté fait toujours naître mille pensées diverses. LUCAIN, IV. 704.

5 Il est bien singulier qu'en voulant tenir un roolle de ses pré

CHAPITRE IX.

DES MENTEURS.

Il n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire: car ie n'en recognois quasy trace en moy; et ne pense qu'il y en ayt au monde une aultre si merveilleuse en defaillance. T'ay toutes mes aultres parties viles et communes; mais, en cette là, ie pense estre singulier et tresrare, et digne de gaigner nom et reputation. Oultre l'inconvenient naturel que i'en souffre (car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse), si en mon païs on veut dire qu'un homme n'a point de sens, ils disent qu'il n'a point de memoire; et quand ie me plains du default de la mienne, ils me reprennent et mescroyent, comme si ie m'accusois d'estre insensé : ils ne veoyent pas de chois entre memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché! Mais ils me font tort; car il se veoid par experience, plustost au rebours, que les memoires excellentes se ioignent volontiers aux iu

tendues folies, Montaigne ait fait un livre très-sage, et qu'en projetant d'en faire honte à son esprit, il lui ait fait recueillir un honneur immortel. C'est qu'en effet la meilleure partie de la sagesse humaine ne consiste guère que dans l'aveu de nos folies; et comme le savant est celui qui convient de son ignorance, le sage est celui qui reconnaît sa folie: aussi le registre exact de nos folies, en pensées et en actions, serait pour chacun le meilleur livre de raison. SERVAN.

' Il s'en plaint encore au chapitre 17 du second livre, et au chapitre 13 du livre troisième. A faute de memoire naturelle, dit-il, i'en forge de papier. V. LECLERC.

gements debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu'estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie representent l'ingratitude; on se prend de mon affection à ma memoire; et d'un default naturel, on en faict un default de conscience: « Il a oublié, dict on, cette priere ou cette promesse : Il ne se souvient point de ses aus: Il ne s'est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l'amour de moy. » Certes, ie puis ayseement oublier: mais de mettre à nonchaloir la charge que mon amy m'a donnee, ie ne le fois pas. Qu'on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice, et de la malice autant ennemie de mon humeur!

Il me console aulcunement: Premierement, sur ce, Que c'est un mal duquel principalement i'ay tiré la raison de corriger un mal pire, qui se feust facilement produict en moy, sçavoir est l'ambition; car cette defaillance est insupportable à qui s'empestre des negociations du monde : Que, comme disent plusieurs pareils exemples du progrez de nature, elle a volontiers fortifié d'aultres facultez en moy à mesure que cette cy s'est affoiblie ; et irois facilement couchant et alanguissant mon esprit et mon iugement sur les traces d'aultruy, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions estrangieres m'estoient presentes par le benefice de la memoire : Que mon parler en est plus court; car le magasin de la memoire est volontiers plus fourny de matiere que n'est celuy de l'invention. Si elle m'eust tenu bon, i'eusse assourdi touts mes amis de babil, les subiects esveillants

cette telle quelle faculté que i'ay de les manier et employer, eschauffants et attirants mes discours. C'est pitié ie l'essaye par la preuve d'aulcuns de mes privez amis à mesure que la memoire leur fournit la chose entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que, si le conte est bon, ils en estouffent la bonté; s'il ne l'est pas, vous estes à mauldire ou l'heur de leur memoire, ou le malheur de leur iugement. Et c'est chose difficile de fermer un propos et de le coupper depuis qu'on est arrouté1; et n'est rien où la force d'un cheval se cognoisse plus, qu'à faire un arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes, l'en veoy qui veulent et ne se peuvent desfaire de leur course ce pendant qu'ils cherchent le poinct de clorre le pas, ils s'en vont balivernant et traisnant comme des hommes qui defaillent de foiblesse. Surtout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passees demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redictes: i'ay veu des recits bien plaisants devenir tres ennuyeux en la bouche d'un seigneur, chacun de l'assistance en ayant esté abbruvé cent fois.

Secondement, qu'il me souvient moins des offenses receues, ainsi que disoit cet ancien 2: il me fauldroit un protocolle; comme Darius, pour n'oublier l'offense qu'il avoit receue des Atheniens, faisoit qu'un page, à touts les coups qu'il se mettoit à table, luy

1 Mis en route, en train.

2 CICERON, pro Ligar., c. 12 : « Oblivisci nihil soles, nisi injurias. » V. LECLERC.

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