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habitants sortir de leurs maisons comme à l'alarme, et se charger, blecer et entretuer les uns les aultres, comme si ce feussent ennemis qui veinssent à occuper leur ville; tout y estoit en desordre et en fureur, iusques à ce que, par oraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l'ire des dieux '. Ils nomment cela terreurs paniques 2.

CHAPITRE XVIII.

QU'IL NE FAULT IUGER DE NOSTRE HEUR QU'APREZ LA MORT 3

Scilicet ultima semper

Exspectanda dies homini est; dicique beatus
Ante obitum nemo supremaque funera debet".

Les enfants sçavent le conte du roy Crœsus à ce propos lequel ayant esté prins par Cyrus et condemné à la mort, sur le poinct de l'execution il s'escria: «O Solon! Solon! » Cela rapporté à Cyrus, et s'estant enquis que c'estoit à dire, il luy feit entendre qu'il verifioit lors à ses despens l'advertissement qu'aultrefois luy avoit donné Solon: «Que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeller heureux iusques à ce qu'on leur ayt veu passer le dernier iour de leur vie, » pour l'in

1 DIODORE DE Sicile, XV,

7.`

2 ID., ibid. PLUTARQUE, Traité d'Iris et Osiris, c. 8.

3 Voir, sur le même sujet, le chapitre III de ce livre.

On doit sans cesse attendre son dernier jour; et il n'est pas un seul homme dont on puisse dire qu'il est heureux avant qu'il ne soit mort et qu'il n'ait reçu les honneurs suprêmes des funérailles. OVIDE, Métam., III, 135.

certitude et varieté des choses humaines, qui, d'un bien legier mouvement, se changent d'un estat en aultre tout divers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'un qui disoit heureux le roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort ieune à un si puissant estat : « Ouy; mais, dict il, Priam en tel aage ne feut pas malheureux'.» Tanstost, des roys de Macedoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s'en faict des menuisiers et greffiers à Rome; des tyrans de Sicile, des pedantes à Corinthe; d'un conquerant de la moitié du monde et empereur de tant d'armees, il s'en faict un miserable suppliant des belitres officiers d'un roy d'Aegypte : tant cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie! Et du temps de nos peres, ce Ludovic Sforce, dixiesme duc de Milan, soubs qui avoit si longtemps branslé toute l'Italie, on l'a veu mourir prisonnier à Loches, mais aprez y avoir vescu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle royne3, veufve du plus grand roy de la chrestienté, vient elle pas de mourir par la main d'un bourreau? indigne et barbare cruauté ! Et mille tels exemples; car il semble que, comme les orages et tempestes se picquent contre l'orgueil et haultaineté de nos bastiments, il y ayt aussi là hault des esprits envieux des grandeurs de çà bas;

1 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens.

2 Parce qu'il avait été enfermé par Louis XI dans une cage de fer. Voir, sur ce mode de séquestration souvent employé par ce roi, André Salmon, Notice sur Simon de Quingey, et sa captivité dans une cage de fer. Paris, 1853, broch. in-8.

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3 Marie Stuart. — Ce passage ne se trouve pas encore dans l'édition de 1588, fol, 27. V. Leclerc.

Usque adeo res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces, sævasque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur 1!

et semble que la fortune quelquesfois guette à poinct nommé le dernier iour de nostre vie, pour montrer sa puissance de renverser en un moment ce qu'elle avoit basty en longues annees; et nous faict crier, aprez Laberius,

Nimirum hac die

Una plus vixi mihi, quam vivendum fuit?!

Ainsi se peult prendre avecques raison ce bon advis de Solon: mais d'autant que c'est un philosophe (à l'endroict desquels les faveurs et disgraces de la fortune ne tiennent reng ny d'heur ny de malheur, et sont les grandeurs et puissances accidents de qualité peu prez indifferente), ie treuve vraysemblable qu'il ayt regardé plus avant, et voulu dire que ce mesme bonheur de nostre vie, qui depend de la tranquillité et contentement d'un esprit bien nay, et de la resolution et asseurance d'une ame reglee, ne se doibye iamais attribuer à l'homme, qu'on ne luy ayt veu iouer le dernier acte de sa comedie, et sans doubte le plus difficile. En tout le reste il y peult avoir du masque ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidents ne nous essayant pas iusques au vif, nous donnent loisir

1 Tant il est vrai qu'une certaine force occulte renverse les choses humaines, brise les faisceaux brillants, les haches cruelles, et semble s'en faire un jouet. LUCRÈCE, V, 1231.

J'ai vécu dans ce jour beaucoup plus que je n'aurais dù vivre. MACROBE, Saturnales, II,

7.

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de maintenir touiours notre visage rassis; mais à ce
dernier roolle de la mort et de nous, il n'y a plus que
feindre, il fault parler françois, il fault montrer ce
qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot.

Nam veræ voces tum demum pectore ab imo
Eiiciuntur; et eripitur persona, manet res1.

Voylà pourquoy se doibvent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les aultres actions de nostre vie : c'est le maistre iour; c'est le jour iuge de touts - les aultres; c'est le iour, dict un ancien', qui doibt

iuger de toutes mes annees passees. Ie remets à la mort l'essay du fruict de mes estudes : nous verrons là si mes discours me partent de la bouche ou du cœur. J'ay veu plusieurs donner par leur mort reputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion, beau pere de Pompeius, rabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu'on avoit eu de luy iusques alors3. Epaminondas, interrogé lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soy mesme : « Il nous fault veoir mourir, dict il, avant que d'en pouvoir resouldre*. » De vray, on desroberoit beaucoup à celuy là, qui le poiseroit sans l'honneur et grandeur de sa fin.

Dieu l'a voulu comme il luy a pleu; mais en mon temps trois les plus exsecrables personnes que ie

1 Alors des paroles sincères sont enfin arrachées du fond de notre poitrine; le masque tombe, l'homme reste. LUCRÈCE, III, 57.

2 SENÈQUE, Epist. 102.
3 ID., Epist. 24. V.

PLUTARQUE, Apophthegmes.

cogneusse en toute autre abomination de vie, et les plus infames, ont eu des morts reglees, et, en toute circonstance, composees iusques à la perfection. Il est des morts braves et fortunees: ie luy ay veu trencher le fil d'un progrez de merveilleux advancement, et dans la fleur de son croist, à quelqu'un, d'une fin si pompeuse, qu'à mon advis ses ambitieux et courageux desseings n'avoient rien de si hault que feut leur interruption : il arriva, sans y aller, où il pretendoit, plus grandement et glorieusement que ne portoit son desir et esperance; et devança par sa cheute le pouvoir et le nom où il aspiroit par sa course 2. Au iugement de la vie d'aultruy ie regarde tousiours comment s'en est porté le bout; et des principaulx estudes de la mienne, c'est qu'il se porte bien, c'est à dire quietement et sourdement.

CHAPITRE XIX.

QUE PHILOSOPHER C'EST APPRENDRE A Mourir.

Cicero dict que philosopher ce n'est aultre chose que s'apprester à la mort 3. C'est d'autant que l'es

1 Mademoiselle de Gournay, dans son édition de 1635, p. 41, a refait ainsi cette phrase: « l'en ay veu quelqu'une trencher le fil d'un progrez de merveilleux advancement, et dans la fleur de son croist, d'une fin pompeuse, qu'à mon advis les ambitieux et courageux desseings du mourant n'avoient rien de si hault que feut leur interruption. » V. LECLERC.

2 Montaigne veut sans doute parler ici de son ami Etienne de La Boëtie, à la mort duquel il assista en 1563. ID.

3 Tota philosophorum vita commentatio mortis est. Tusc. quæst., I, 31.

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