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que requestes et supplications; et au contraire Epaminondas, qui veint à raconter magnifiquement les choses par luy faictes, et à les reprocher au peuple d'une façon fiere et arrogante, il n'eut pas le cœur de prendre seulement les balotes en main; et se departit l'assemblee, louant grandement la haultesse du courage de ce personnage 2.

1

Dionysius le vieil, aprez des longueurs et difficultez extremes, ayant prins la ville de Regge, et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l'avoit si obstineement deffendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il luy dict premierement comme le iour avant il avoit faict noyer son fils, et touts ceulx de sa parenté à quoy Phyton respondit seulement « Qu'ils en estoient d'un iour plus heureux que luy. » Aprez il le feit despouiller et saisir à des bourreaux, et le traisner par la ville, en le fouettant tres ignominieusement et cruellement, et en oultre le chargeant de felonnes paroles et contumelieuses mais il eut le courage tousiours constant, sans se perdre; et, d'un visage ferme, alloit au contraire ramentevant à haulte voix l'honnorable et glorieuse cause de sa mort, pour n'avoir voulu rendre son païs entre les mains d'un tyran, le menaceant d'une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeulx de la commune de son armee, que, au lieu de s'animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur

1 Boules de scrutin; de là ballotter, ballottage, qui sont restés dans la langue.

• PLUTAROUE, Comment on peut se louer soi-même, chap. 5.

chef et de son triumphe, elle alloit s'amollissant par l'estonnement d'une si rare vertu, et marchandoit de se mutiner et mesme d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergeants, feit cesser ce martyre, et à cachettes l'envoya noyer en la mer 1.

Certes c'est un subiect merveilleusement vain divers et ondoyant, que l'homme 2 : il est malaysé d'y fonder iugement constant et uniforme. Voylà Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon3, qui se chargeoit seul de la faulte publicque, et ne requeroit aultre grace que d'en porter seul la peine : et l'hoste de Sylla, ayant usé, en la ville de Peruse *, de semblable vertu, n'y gaigna rien ny pour soy ny pour les aultres.

Et, directement contre mes premiers exemples, le plus hardy des hommes et si gracieux aux vaincus, Alexandre, forceant, aprez beaucoup de grandes difficultez, la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandoit, de la valeur duquel il avoit pendant ce siege senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecees, tout couvert et de playes, combattant encores au milieu

de

sang

1 DIODORE DE SICILE, XIV, 29.

2 Cette expression renferme en trois mots ce qu'Horace avait dit en trois vers:

Quod petiit, spernit; repetit, quod nuper omisit;

Diruit, ædificat, etc.

(Epist. 1, 1, 99.)

Sthénon, d'après Plutarque, qui le nomme aussi Sthennius

et Sthénis. COSTE.

♦ PLUTARQUE dit Préneste, ville du Latium. COSTE.

de plusieurs Macedoniens qui le chamailloient de toutes parts; et luy dict, tout picqué d'une si chere victoire (car, entre aultres dommages, il avoit receu deux fresches blessures sur sa personne) : « Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis; fais estat qu'il te fault souffrir toutes sortes de torments qui se pourront inventer contre un captif. » L'aultre, d'une mine non seulement asseuree, mais rogue et altiere, se teint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre, voyant son fier et obstiné silence : « A il flechy un genouil? luy est il eschappé quelque voix suppliante? Vrayement, ie vaincqueray ce silence; et si ie n'en puis arracher parole, i'en arracheray au moins du gemissement: » et, tournant sa cholere en rage, commanda qu'on luy perceast les talons; et le feit ainsi traisner tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'une charrette '. Seroit ce que la force de courage luy feust si naturelle et commune, que, pour ne l'admirer point, il la respectast moins? ou qu'il l'estimast si proprement sienne, qu'en cette haulteur il ne peust souffrir de la veoir en un aultre, sans le despit d'une passion envieuse? ou que l'impetuosité naturelle de sa cholere feust incapable d'opposition? De vray, si elle eust receu bride, il est à croire que, en la prinse et desolation de la ville de Thebes, elle l'eust receue, à veoir cruellement mettre au fil de l'espee tant de vaillants hommes perdus et n'ayants plus moyen de deffense publicque; car il en feut tué bien six mille, desquels nul ne feut veu

Cet acte de cruauté a été mis en

1 QUINTE-CURCE, IV, 6. doute, malgré le récit de Quinte-Curce.

ny fuyant, ny demandant mercy; au rebours, cherchants, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux; les provoquants à les faire mourir d'une mort honnorable. Nul ne feut veu si abbattu de bleceures, qui n'essayast en son dernier souspir de se venger encores, et à tout les armes du desespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemy. Si ne trouva l'affliction de leur vertu aulcune pitié, et ne suffit 2 la longueur d'un iour à assouvir sa vengeance : ce carnage dura jusques à la derniere goutte de sang espandable, et ne s'arresta qu'aux personnes desarmees, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves.

CHAPITRE II.

DE LA TRISTESSE 3.

le suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ny l'estime1, quoyque le monde ayt entreprins, comme à prix faict, de l'honnorer de faveur particuliere ils en habillent la sagesse, la vertu, la :

1 Avec.

2 VAR. « Et ne suffisit pas. » Édit. de 1635.

3

3 L'objet principal de ce chapitre (s'il en a un bien déterminé) est de prouver, par quelques faits, que les douleurs muettes sont plus vives que celles qui se répandent en larmes. Vérité fort triviale, mais que Montaigne rajeunit par quelques-uns de ces traits qui attachent à ses tableaux, quel qu'en soit le sujet. SERVAN.

*Servan remarque avec raison qu'il est très-naturel de ne pas aimer la tristesse, mais qu'elle peut souvent avoir des causes trèsrespectables.

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conscience sot et vilain ornement! Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité 1: car c'est une qualité tousiours nuisible, tousiours folle; et, comme tousiours couarde et basse2, les Stoïciens en deffendent le sentiment à leur sage.

Mais le conte dict3 que Psammenitus, roy d'Aegypte, ayant esté desfaict et prins par Cambyses, roy de Perse, veoyant passer devant luy sa fille prisonniere habillee en servante, qu'on envoyoit puiser de l'eau, touts ses amis pleurants et lamentants autour de luy, se teint coy, sans mot dire, les yeulx fichez en terre, et, veoyant encores tantost qu'on menoit son fils à la mort, se mainteint en cette mesme contenance; mais qu'ayant apperceu un de ses domestiques* conduict entre les captifs, il se meit à battre sa teste, et mener un dueil extreme.

Cecy,se pourroit apparier à ce qu'on veit dernierement d'un prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné,

1 Tristezza signifie souvent malignité, méchanceté.

Tristesse est une langueur d'esprit et un descouragement engendré par l'opinion que nous sommes affligez de grands maux; c'est une dangereuse ennemie de nostre repos, qui flestrit incontinent nostre ame, si nous n'y prenons garde, et nous oste l'usage du discours et le moyen de pourveoir à nos affaires, et, avec le temps, enrouille et moisit l'ame, abastardit l'homme, endort et assoupit sa vertu lorsqu'il se faudrait esveiller pour s'opposer au mal qui le meine et le presse. Mais il faudrait descouvrir la laideur et folie, et les pernicieux effects, voir l'injustice de cette passion couarde, basse et lasche, afin d'apprendre à la hayr et fuir de toute sa puissance, comme très-indigne des sages. CHARRON.

La tristesse est un témoignage de notre misère. VAUVENARGUES. 3 HERODOTE, III, 14.

4 Domestique, dans le sens d'ami

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