Imágenes de páginas
PDF
EPUB
[blocks in formation]

Une poétique ne me paroîtroit pas moins à désirer qu'une rhétorique. La poésie est plus sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit. La religion a consacré la poésie à son usage, dès l'origine du genre humain. Avant que les hommes eussent un texte d'écriture divine, les sacrés cantiques, qu'ils savoient par cœur, conservoient la mémoire de l'origine du monde, et la tradition des merveilles de Dieu. Rien n'égale la magnificence et le transport des Cantiques de Moïse, le livre de Job est un poëme plein des figures les plus hardies et les plus majestueuses; le Cantique des cantiques exprime avec grâce et tendresse l'union mystérieuse de Dieu époux avec l'âme de l'homme qui devient son épouse; les Psaumes seront l'admiration et la consolation de tous les siècles et de tous les peuples où le vrai Dieu sera connu et senti. Toute l'Écriture est pleine de poésie, dans les endroits mêmes où l'on ne trouve aucune trace de versification.

D'ailleurs la poésie a donné au monde les premières lois : c'est elle qui a adouci les hommes farouches et sauvages, qui les a rassemblés des forêts où ils étoient épars et errants, qui les a policés, qui a réglé les mœurs, qui a foriné les familles et les nations, qui a fait sentir les douceurs de la société, qui a rappelé l'usage de la raison, cultivé la vertu, et inventé les beaux-arts; c'est elle qui a élevé les courages pour la guerre, et qui les a modérés pour la paix.

Silvestres homines sacer interpresque deorum,
Cædibus et victu fœdo deterruit Orpheus;
Dictus ob hoc lenire tigres, rabidosque leones:
Dictus et Amphion, Thebanæ conditor arcis,
Saxa movere sono testudinis, et prece blanda
Ducere quo vellet. Fuit hæc sapientia quondam, etc.

Sic honor et nomen divinis vatibus atque

Carminibus venit. Post hos insignis Homerus,
Tyrtæusque mares animos in Martia bella
Versibus exacuit 1.

La parole animée par les vives images, par les grandes figures, par le transport des passions et par le charme de l'harmonie, fut nommée le langage des dieux; les peuples les plus barbares mêmes n'y ont pas été insensibles. Autant on doit mépriser les mauvais poëtes, autant on doit admirer et chérir un grand poëte qui ne fait point de la poésie un jeu d'esprit pour s'attirer une vaine gloire, mais qui l'emploie à transporter les hommes en faveur de la sagesse, de la vertu et de la religion.

Me sera-t-il permis de représenter ici ma peine sur ce que la perfection de la versification françoise me paroît presque impossible? Ce qui me confirme dans cette pensée est de voir que nos plus grands poëtes ont fait beaucoup de vers foibles. Personne n'en a fait de plus beaux que Malherbe combien en a-t-il fait qui ne sont guère dignes de lui! Ceux mêmes d'entre nos poëtes les plus estimables qui ont eu le moins d'inégalité en ont fait assez souvent de raboteux, d'obscurs et de languissants : ils ont voulu donner à leur pensée un tour délicat, et il la faut chercher; ils sont pleins d'épithètes forcées pour attraper la rime. En retranchant certains vers, on ne retrancheroit aucune beauté : c'est ce qu'on remarqueroit sans peine, si on examinoit chacun de leurs vers en toute rigueur.

Notre versification perd plus, si je ne me trompe, qu'elle ne gagne par les rimes: elle perd beaucoup de variété, de facilité et d'harmonie. Souvent la rime, qu'un poëte va chercher bicn loin, le réduit à allonger et à faire languir son discours; il lui faut deux ou trois vers postiches pour en amener un dont il a besoin. On est scrupuleux pour n'employer que des rimes riches, et on ne l'est ni sur le fond des pensées et des sentiments, ni sur la clarté des termes, ni sur les tours naturels, ni sur la no

1. HORAT., De art. poet., v. 391-403.

blesse des expressions. La rime ne nous donne que l'uniformité des finales, qui est souvent ennuyeuse, et qu'on évite dans la prose, tant elle est loin de flatter l'oreille. Cette répétition de syllabes finales lasse même dans les grands vers héroïques, où deux masculins sont toujours suivis de deux féminins.

Il est vrai qu'on trouve plus d'harmonie dans les odes et dans les stances, où les rimes entrelacées ont plus de cadence et de variété. Mais les grands vers héroïques, qui demanderoient le son le plus doux, le plus varié et le plus majestueux, sont souvent ceux qui ont le moins cette perfection.

Les vers irréguliers ont le même entrelacement de rimes que les odes; de plus, leur inégalité, sans règle uniforme, donne la liberté de varier leur mesure et leur cadence, suivant qu'on veut s'élever ou se rabaisser. M. de La Fontaine en a fait un très-bon usage.

Je n'ai garde néanmoins de vouloir abolir les rimes; sans elles notre versification tomberoit. Nous n'avons point dans notre langue cette diversité de brèves et de longues qui faisoit dans le grec et dans le latin la règle des pieds et de la mesure des vers. Mais je croirois qu'il seroit à propos de mettre nos poëtes un peu plus au large sur les rimes, pour leur donner le moyen d'être plus exacts sur le sens et sur l'harmonie. En relâchant un peu sur la rime, on rendroit la raison plus parfaite; on viseroit avec plus de facilité au beau, au grand, au simple, au facile; on épargneroit aux plus grands poëtes des tours forcés, des épithètes cousues, des pensées qui ne se présentent pas d'abord assez clairement à l'esprit.

:

L'exemple des Grecs et des Latins peut nous encourager à prendre cette liberté leur versification étoit, sans comparaison, moins gênante que la nôtre; la rime est plus difficile elle seule que toutes leurs règles ensemble. Les Grecs avoient néanmoins recours aux divers dialectes: de plus, les uns et les autres avoient des syllabes superflues qu'ils ajoutoient librement pour remplir leurs vers. Horace se donne de grandes commodités pour la versification dans ses Satires, dans ses Épîtres, et même

en quelques Odes: pourquoi ne chercherions-nous pas de semblables soulagements, nous dont la versification est si gênante et si capable d'amortir le feu d'un bon poëte?

La sévérité de notre langue contre presque toutes les inversions de phrases augmente encore infiniment la difficulté de faire des vers françois. On s'est mis à pure perte dans une espèce de torture pour faire un ouvrage. Nous serions tentés de croire qu'on a cherché le difficile plutôt que le beau. Chez nous un poëte a autant besoin de penser à l'arrangement d'une syllabe qu'aux plus grands sentiments, qu'aux plus vives peintures, qu'aux traits les plus hardis. Au contraire, les anciens facilitoient, par des inversions fréquentes, les belles cadences, la variété et les expressions passionnées. Les inversions se tournoient en grande figure, et tenoient l'esprit suspendu dans l'attente du merveilleux. C'est ce qu'on voit dans ce commencement d'églogue :

Pastorum musam Damonis et Alphesibai,
Immemor herbarum quos est mirata juvenca
Certantes, quorum stupefactæ carmine lynces,
Et mutata suos requierunt flumina cursus;
Damonis musam dicemus et Alphesibai 1.

Otez cette inversion, et mettez ces paroles dans un arrangement de grammairien qui suit la construction de la phrase, vous leur ôtez leur mouvement, leur majesté, leur grâce et leur harmonie c'est cette suspension qui saisit le lecteur. Combien notre langue est-elle timide et scrupuleuse en comparaison ! Oserions-nous imiter ces vers, où tous les mots sont dérangés ?

Aret ager, vitio moriens sitit aeris herba 2.

Quand Horace veut préparer son lecteur à quelque grand

1. VIRG., Ecl. vIII, v. 1-5.

2. Ecl. VII, v. 57.

objet, il le mène sans lui montrer où il va, et sans le laisser respirer :

Qualem ministrum fulminis alitem 1.

J'avoue qu'il ne faut point introduire tout à coup dans notre langue un grand nombre de ces inversions; on n'y est point accoutumé, elles paroîtroient dures et pleines d'obscurité. L'ode pindarique de M. Despréaux n'est pas exempte, ce me semble, de cette imperfection. Je le remarque avec d'autant plus de liberté, que j'admire d'ailleurs les ouvrages de ce grand poëte. Il faudroit choisir de proche en proche les inversions les plus douces et les plus voisines de celles que notre langue permet déjà. Par exemple, toute notre nation a approuvé celles-ci :

Là se perdent ces noms de maîtres de la terre.

Et tombent avec eux, d'une chute commune,

Tous ceux que leur fortune

Faisoit leurs serviteurs 2.

Ronsard avoit trop entrepris tout à coup. Il avoit forcé notre langue par des inversions trop hardies et obscures; c'étoit un langage cru et informe. Il y ajoutoit trop de mots composés, qui n'étoient point encore introduits dans le commerce de la nation: il parloit françois en grec, malgré les François mêmes. Il n'avoit pas tort, ce me semble, de tenter quelque nouvelle route pour enrichir notre langue, pour enhardir notre poésie, et pour dénouer notre versification naissante. Mais, en fait de langue, on ne vient à bout de rien sans l'aveu des hommes pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire deux pas à la fois, et il faut s'arrêter dès qu'on ne se voit pas suivi de la multitude. La singularité est dangereuse en tout: elle ne peut être excusée dans les choses qui ne dépendent que de l'usage.

L'excès choquant de Ronsard nous a un peu jetés dans l'ex

1. HORAT., Od., lib. IV, od. III, v. 1. 2. MALHERBE, Paraph. du ps. CXLV.

« AnteriorContinuar »