Imágenes de páginas
PDF
EPUB

notre temps figuré dans cette médaille; peut-être signifie-t-elle de grandes espérances qui se tourneront en de grands malheurs : il semble qu'on affecte de faire entrevoir malignement quelque jeune prince dont on tâche de rabaisser toutes les bonnes qualités par des défauts qu'on lui impute. D'ailleurs, M. Wanden n'est pas seulement curieux; il est encore politique, fort attaché au prince d'Orange, et on soupçonne que c'est d'intelligence avec lui qu'il veut répandre cette médaille dans toutes les cours de l'Europe. Vous jugerez bien mieux que moi, monsieur, ce qu'il en faut croire. Il me suffit de vous avoir fait part de cette nouvelle, qui fait raisonner avec beaucoup de chaleur tous nos gens de lettres, et de vous assurer que je suis toujours votre très-humble et très-obéissant serviteur. BAYLE.

D'Amsterdam, le 4 mai 1691.

III. VOYAGE SUPPOSÉ EN 1690

Il y a quelques années que nous fîmes un beau voyage, dont vous serez bien aise que je vous raconte le détail. Nous partîmes de Marseille pour la Sicile, et nous résolûmes d'aller visiter l'Égypte. Nous arrivâmes à Damiette, nous passâmes au grand Caire.

Après avoir vu les bords du Nil, en remontant vers le sud, nous nous engageâmes insensiblement à aller voir la mer Rouge. Nous trouvâmes sur cette côte un vaisseau qui s'en alloit dans certaines îles qu'on assuroit être encore plus délicieuses que les îles Fortunées. La curiosité de voir ces merveilles nous fit embarquer; nous voguâmes pendant trente jours: enfin nous aperçûmes la terre de loin. A mesure que nous approchions, on sentoit les parfums que ces îles répandoient dans toute la mer.

Quand nous abordâmes, nous reconnûmes que tous les arbres de ces îles étoient d'un bois odoriférant comme le cèdre. Ils étoient chargés en même temps de fruits délicieux et de fleurs d'une odeur exquise. La terre même, qui étoit noire, avoit un goût de chocolat, et on en faisoit des pastilles. Toutes les fontai

nes étoient de liqueurs glacées; là, de l'eau de groseille; ici, de l'eau de fleur d'oranger; ailleurs, des vins de toutes les façons. Il n'y avoit aucune maison dans toutes ces îles, parce que l'air n'y étoit jamais ni froid ni chaud. Il y avoit partout, sous les arbres, des lits de fleurs, où l'on se couchoit mollement pour dormir; pendant le sommeil, on avoit toujours des songes de nouveaux plaisirs; il sortoit de la terre des vapeurs douces qui représentoient à l'imagination des objets encore plus enchantés que ceux qu'on voyoit en veillant ainsi on dormoit moins pour le besoin que pour le plaisir. Tous les oiseaux de la campagne savoient la musique, et faisoient entre eux des concerts.

Les zéphyrs n'agitoient les feuilles des arbres qu'avec règle, pour faire une douce harmonie. Il y avoit dans tout le pays beaucoup de cascades naturelles : toutes ces eaux, en tombant sur des rochers creux, faisoient un son d'une mélodie semblable à celle des meilleurs instruments de musique. Il n'y avoit aucun peintre dans tout le pays mais quand on vouloit avoir le portrait d'un ami, un beau paysage, ou un tableau qui représentat quelque autre objet, on mettoit de l'eau dans de grands bassins d'or ou d'argent, puis on opposoit cette eau à l'objet qu'on vouloit peindre. Bientôt l'eau, se congelant, devenoit comme une glace de miroir, où l'image de cet objet demeuroit ineffaçable. On l'emportoit où l'on vouloit, et c'étoit un tableau aussi fidèle que les plus polies glaces de miroir. Quoiqu'on n'eût aucun besoin de bâtiments, on ne laissoit pas d'en faire, mais sans peine. Il y avoit des montagnes dont la superficie était couverte de gazons toujours fleuris. Le dessous étoit d'un marbre plus solide que le nôtre, mais si tendre et si léger, qu'on le coupoit comme du beurre, et qu'on le transportoit cent fois plus facilement que du liége: ainsi on n'avoit qu'à tailler avec un ciseau, dans les montagnes, des palais ou des temples de la plus magnifique architecture; puis deux enfants emportoient sans peine le palais dans la place où l'on vouloit le mettre.

Les hommes un peu sobres ne se nourrissoient que d'odeurs exquises. Ceux qui vouloient une plus forte nourriture man

geoient de cette terre mise en pastilles de chocolat, et buvoient de ces liqueurs glacées qui couloient des fontaines. Ceux qui commençoient à vieillir alloient se renfermer pendant huit jours dans une profonde caverne, où ils dormoient tout ce temps-là avec des songes agréables: il ne leur étoit permis d'apporter en ce lieu ténébreux aucune lumière. Au bout de huit jours, ils s'éveilloient avec une nouvelle vigueur; leurs cheveux redevenoient blonds; leurs rides étoient effacées; ils n'avoient plus de barbe; toutes les grâces de la plus tendre jeunesse revenoient en eux. En ce pays tous les hommes avoient de l'esprit; mais ils n'en faisoient aucun bon usage. Ils faisoient venir des esclaves des pays étrangers, et les faisoient penser pour eux; car ils ne croyoient pas qu'il fût digne d'eux de prendre jamais la peine de penser eux-mêmes. Chacun vouloit avoir des penseurs à gages, comme on a ici des porteurs de chaise pour s'épargner la peine de marcher.

Ces hommes, qui vivoient avec tant de délices et de magnificence, étoient fort sales: il n'y avoit dans tout le pays rien de puant ni de malpropre que l'ordure de leur nez, et ils n'avoient point d'horreur de la manger. On ne trouvoit ni politesse ni civilité parmi eux. Ils aimoient à être seuls; ils avoient un air sauvage et farouche; ils chantoient des chansons barbares qui n'avoient aucun sens. Ouvroient-ils la bouche, c'étoit pour dire non à tout ce qu'on leur proposoit. Au lieu qu'en écrivant nous faisons nos lignes droites, ils faisoient les leurs en demi-cercle. Mais ce qui me surprit davantage, c'est qu'ils dansoient les pieds en dedans; ils tiroient la langue; ils faisoient des grimaces qu'on ne voit jamais en Europe, ni en Asie, ni même en Afrique, où il y a tant de monstres. Ils étoient froids, timides et honteux devant les étrangers, hardis et emportés contre ceux qui étoient dans leur familiarité.

Quoique le climat soit très-doux et le ciel très-constant en ce pays-là, l'humeur des hommes y est inconstante et rude. Voici un remède dont on se sert pour les adoucir. Il y a dans ces îles certains arbres qui portent un grand fruit d'une forme longue,

qui pend du haut des branches. Quand ce fruit est cueilli, on en ôte tout ce qui est bon à manger, et qui est délicieux; il reste une écorce dure, qui forme un grand creux, à peu près de la figure d'un luth. Cette écorce a de longs filaments durs et ferines comme des cordes, qui vont d'un bout à l'autre. Ces espèces de cordes, dès qu'on les touche un peu, rendent d'elles-mêmes tous les sons qu'on veut. On n'a qu'à prononcer le nom de l'air qu'on demande, ce nom soufflé sur les cordes leur imprime aussitôt cet air. Par cette harmonie, on adoucit un peu les esprits farouches et violents. Mais, malgré les charmes de la musique, ils retombent toujours dans leur humeur sombre et incompatible.

Nous demandâmes soigneusement s'il n'y avoit point dans le pays des lions, des ours, des tigres, des panthères; et je compris qu'il n'y avoit dans ces charmantes îles rien de féroce que les hommes. Nous aurions passé volontiers notre vie dans une si heureuse terre; mais l'humeur insupportable de ses habitants nous fit renoncer à tant de délices. Il fallut, pour se délivrer d'eux, se rembarquer, et retourner par la mer Rouge en Égypte, d'où nous retournâmes en Sicile en fort peu de jours; puis nous vînmes de Palerme à Marseille avec vent très-favorable.

Je ne vous raconte point ici beaucoup d'autres circonstances merveilleuses de la nature de ce pays, et des mœurs de ses habitants. Si vous en êtes curieux, il me sera facile de satisfaire votre curiosité.

Mais qu'en conclurez-vous? Que ce n'est pas un beau ciel, une terre fertile et riante, ce qui amuse, ce qui flatte les sens, qui nous rendent bons et heureux. N'est-ce pas là au contraire ce qui nous amollit, ce qui nous dégrade, ce qui nous fait oublier que nous avons une âme raisonnable, et négliger le soin et la nécessité de vaincre nos inclinations perverses, et de travailler à devenir vertueux?

IV.

DIALOGUE.

CHROMIS ET MNASILE

Jugement sur différentes statues.

CHROMIS. Ce bocage a une fraîcheur délicieuse; les arbres en sont grands, le feuillage épais, les allées sombres; on n'y entend d'autre bruit que celui des rossignols qui chantent leurs

amours.

MNASILE. Il y a ici des beautés encore plus touchantes.

CHROMIS. Quoi donc ? veux-tu parler de ces statues? Je ne les trouve guère jolies. En voilà une qui a l'air bien grossier..

MNASILE. Elle représente un Faune. Mais n'en parlons pas; car tu connois un de nos bergers qui en a déjà dit tout ce que l'on en peut dire.

CHROMIS. Quoi donc? est-ce cet autre qui est penché au-dessus de la fontaine?

MNASILE. Non, je n'en parle point; le berger Lucidas l'a chanté sur sa flute, et je n'ai garde d'entreprendre de louer après lui. CHROMIS. Quoi donc? cette statue qui représente une jeune femme?...

MNASILE. Oui. Elle n'a point cet air rustique des deux autres ; aussi est-ce une plus grande divinité; c'est Pomone, ou au moins une nymphe. Elle tient d'une main une corne d'abondance, pleine de tous les doux fruits de l'automne; de l'autre elle porte un vase d'où tombent en confusion des pièces de monnoie; ainsi elle tient en même temps les fruits de la terre, qui sont les richesses de la simple nature, et les trésors auxquels l'art des hommes donne un si haut prix.

CHROMIS. Elle a la tête un peu penchée; pourquoi cela?

MNASILE. Il est vrai : c'est que toutes figures faites pour être posées en des lieux élevés et pour être vues d'en bas sont mieux au point de vue quand elles sont un peu penchées vers les spectateurs.

CHROMIS. Mais quelle est donc cette coiffure? elle est inconnue à nos bergères.

« AnteriorContinuar »