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Grillus. Arrêtez, s'il vous plaît. Je ne suis pas encore tellement cochon, que je renonçasse à être homme, si vous me montriez dans l'homme une immortalité véritable; mais pour n'être qu'une ombre vaine après ma mort, et encore une ombre plaintive, qui regrette jusque dans les champs Élysées, avec lâcheté, les misérables plaisirs de ce monde, j'avoue que cette ombre d'immortalité ne vaut pas la peine de se contraindre. Achille, dans les champs Élysées, joue au palet sur l'herbe; mais il donneroit toute sa gloire, qui n'est plus qu'un songe, pour être l'infame Thersite au nombre des vivants. Cet Achille, si désabusé de la gloire et de la vertu, n'est plus qu'un fantôme; ce n'est plus lui-même on n'y reconnoît plus ni son courage ni ses sentiments; c'est un je ne sais quoi qui ne reste de lui que pour le déshonorer. Cette ombre vaine n'est non plus Achille que la mienne n'est mon corps. N'espérez donc pas, éloquent Ulysse, m'éblouir par une fausse apparence d'immortalité. Je veux quelque chose de plus réel; faute de quoi je persiste dans la secte brutale que j'ai embrassée. Montrez-moi que l'homme a en lui quelque chose de plus noble que son corps, et qui est exempt de la corruption; montrez-moi que ce qui pense en l'homme n'est point le corps, et subsiste toujours après que cette machine grossière est déconcertée; en un mot, faites voir que ce qui reste de l'homme après cette vie est un être véritable et véritablement heureux; établissez que les dieux ne sont point injustes et qu'il y a au delà de cette vie une solide récompense pour la vertu, toujours souffrante ici-bas: aussitôt, divin fils de Laërte, je cours après vous au travers des dangers; je sors content de l'étable de Circé, je ne suis plus cochon, je redeviens homme, et homme en garde contre tous les plaisirs. Par tout autre chemin, vous ne me conduirez jamais à votre but. J'aime mieux n'être que cochon gros et gras, content de mon ordure, que d'être homme foible, vain, léger, malin, trompeur et injuste, qui n'espère d'être après sa mort qu'une ombre triste, et un fantôme mécontent de sa condition.

ROMULUS ET RÉMUS

La grandeur à laquelle on ne parvient que par le crime ne sauroit donner ni gloire ni bonheur solide.

RÉMUS. Enfin vous voilà, mon frère, au même état que moi; cela ne valoit pas la peine de me faire mourir. Quelques années où vous avez régné seul sont finies; il n'en reste rien, et vous les auriez passées plus doucement si vous aviez vécu en paix, partageant l'autorité avec moi.

ROMULUS. Si j'avois eu cette modération, je n'aurois ni fondé la puissante ville que j'ai établie ni fait les conquêtes qui m'ont immortalisé.

RÉMUS. Il valoit mieux être moins puissant et être plus juste et plus vertueux ; je m'en rapporte à Minos et à ses deux collègues qui vont vous juger.

ROMULUS. Cela est bien dur. Sur la terre personne n'eût osé me juger.

REMUS. Mon sang, dans lequel vous avez trempé vos mains, fera votre condamnation ici-bas, et sur la terre noircira à jamais votre réputation. Vous vouliez de l'autorité et de la gloire. L'autorité n'a fait que passer dans vos mains, elle vous a échappé comme un songe. Pour la gloire, vous ne l'aurez jamais. Avant d'être grand homme il faut être honnête homme, et on doit s'éloigner des crimes indignes des hommes avant que d'aspirer aux vertus des dieux. Vous aviez l'inhumanité d'un monstre et vous prétendiez être un héros !

ROMULUS. Vous ne m'auriez pas parlé de la sorte impunément quand nous tracions notre ville.

RÉMUS. Il est vrai; et je ne l'ai que trop senti. Mais d'où vient que vous êtes descendu ici? On disoit que vous étiez devenu immortel.

ROMULUS. Mon peuple a été assez sot pour le croire.

ROMULUS ET TATIUS

Le véritable héroïsme est incompatible avec la fraude et la violence.

TATIUS. Je suis arrivé ici un peu plus tôt que toi; mais enfin nous y sommes tous deux, et tu n'es pas plus avancé que moi ni mieux dans tes affaires.

ROMULUS. La différence est grande. J'ai la gloire d'avoir fondé une ville éternelle, avec un empire qui n'aura d'autres bornes que celles de l'univers; j'ai vaincu les peuples voisins; j'ai formé une nation invincible d'une foule de criminels réfugiés. Qu'astu fait qu'on puisse comparer à ces merveilles?

TATIUS. Belles merveilles! assembler des voleurs, des scélérals, se faire chef de bandits, ravager impunément les pays voisins; enlever des femmes par trahison, n'avoir pour loi que la fraude et la violence, massacrer son propre frère; voilà ce que j'avoue que je n'ai point fait. Ta ville durera tant qu'il plaira aux dieux; mais elle est élevée sur de mauvais fondements. Pour ton empire, il pourra aisément s'étendre, car tu n'as appris à tes citoyens qu'à usurper le bien d'autrui : ils ont grand besoin d'être gouvernés par un roi plus modéré et plus juste que toi. Aussi dit-on que Numa, mon gendre, t'a succédé : il est sage, juste, religieux, bienfaisant. C'est justement l'homme qu'il faut pour redresser ta république et réparer tes fautes.

ROMULUS. Il est aisé de passer sa vie à juger des procès, à apaiser des querelles, à faire observer une police dans une ville; c'est une conduite foible et une vie obscure; mais remporter des victoires, faire des conquêtes, voilà ce qui fait les héros.

TATIUS. Bon! voilà un étrange héroïsme, qui n'aboutit qu'à assassiner les gens dont on est jaloux!

ROMULUS. Comment, assassiner! je vois bien que tu me soupçonnes de t'avoir fait tuer.

TATIUS. Je ne t'en soupçonne nullement, car je n'en doute

point; j'en suis sûr. Il y avoit longtemps que tu ne pouvois plus souffrir que je partageasse la royauté avec toi. Tous ceux qui ont passé le Styx après moi m'ont assuré que tu n'as pas même sauvé les apparences : nul regret de ma mort, nul soin de la venger ni de punir mes meurtriers. Mais tu as trouvé ce que tu méritois. Quand on apprend à des impies à massacrer un roi, bientôt ils sauront faire périr l'autre.

ROMULUS. Eh bien! quand je t'aurois fait tuer, j'aurois suivi l'exemple de mauvaise foi que tu m'avois donné en trompant cette pauvre fille qu'on nommoit Tarpéia. Tu voulus qu'elle te laissât monter avec tes troupes pour surprendre la roche, qui fut, de son nom, appelée Tarpéienne. Tu lui avois promis de lui donner ce que les Sabins portoient à la main gauche. Elle croyoit avoir les bracelets de grand prix qu'elle avoit vus; on lui donna tous les boucliers dont on l'accabla sur-le-champ. Voilà une action perfide et cruelle.

TATIUS. La tienne, de me faire tuer par trahison, est encore plus noire; car nous avions juré alliance et uni nos deux peuples. Mais je suis vengé. Tes sénateurs ont bien su réprimer ton audace et ta tyrannie. Il n'est resté aucune parcelle de ton corps déchiré; apparemment chaoun eut soin d'emporter son morceau sous sa robe. Voilà comment on te fit dieu. Proculus te vit avec une majesté d'immortel. N'es-tu pas content de ces honneurs, toi qui es si glorieux?

ROMULUS. Pas trop mais il n'y a point de remède à mes maux. On me déchire et on m'adore; c'est une espèce de dérision. Si j'étois encore vivant, je les.....

TATIUS. Il n'est plus temps de menacer, les ombres ne sont plus rien. Adieu, méchant, je t'abandonne.

ROMULUS ET NUMA POMPILIUS

Combien la gloire d'un roi sage et pacifique est préférable à celle d'un conquérant.

ROMULUS. Vous avez bien tardé à venir ici! votre règne a été bien long!

NUMA. C'est qu'il a été très-paisible. Le moyen de parvenir à une extrême vieillesse, c'est de ne faire mal à personne, de n'abuser point de l'autorité, et de faire en sorte que personne n'ait intérêt à souhaiter notre mort.

ROMULUS. Quand on se gouverne avec tant de modération, on vit obscurément, on meurt sans gloire; on a la peine de gouverner les hommes : l'autorité ne donne aucun plaisir. Il vaut mieux vaincre, abattre tout ce qui reste et aspirer à l'immortalité.

NUMA. Mais votre immortalité, je vous prie, en quoi consistet-elle ? J'avais ouï dire que vous étiez au rang des dieux, nourri de nectar à la table de Jupiter d'où vient donc que je vous trouve ici?

ROMULUS. A parler franchement, les sénateurs, jaloux de ma puissance, se défirent de moi et me comblèrent d'honneurs après m'avoir mis en pièces. Ils aimèrent mieux m'invoquer comme dieu que de m'obéir comme à leur roi.

NUMA. Quoi donc ce que ce Proculus raconta n'est pas vrai ?

ROMULUS. He! ne savez-vous pas combien on fait accroire de choses au peuple? Vous en êtes plus instruit qu'un autre, vous qui lui avez persuadé que vous étiez inspiré par la nymphe Égérie. Proculus, voyant le peuple irrité de ma mort, voulut le consoler par une fable. Les hommes aiment à être trompés; la flatterie apaise les grandes douleurs.

NUMA. Vous n'avez donc eu pour toute immortalité que des coups de poignard?

ROMULUS. Mais j'ai eu des autels, des prêtres, des victimes et de l'encens.

NUMA. Mais cet encens ne guérit de rien; vous n'en êtes pas moins ici une ombre vaine et impuissante, sans espérance de revoir jamais la lumière du jour. Vous voyez donc qu'il n'y a rien de si solide que d'être bon, juste, modéré, aimé des peuples; on vit longtemps, on est toujours en paix. A la vérité, on n'a point d'encens, on ne passe point pour immortel; mais on se

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