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PYRRHON. Oui, j'ignore si je vis, si je suis : en un mot, j'ignore toutes choses sans exception.

LE VOISIN. Mais ignorez-vous que vous pensez?

PYRRHON. Oui, je l'ignore.

LE VOISIN. Ignorer toutes choses, c'est douter de toutes choses, et ne trouver rien de certain; n'est-il pas vrai?

PYRRHON. Il est vrai, si quelque chose le peut être.

LE VOISIN. Ignorer et douter, c'est la même chose; douter et penser sont encore la même chose, donc vous ne pouvez douter sans penser. Votre doute est donc la preuve certaine que vous pensez donc il y a quelque chose de certain, puisque votre doute même prouve la certitude de votre pensée.

PYRRHON. J'ignore même mon ignorance. Vous voilà bien attrapé.

LE VOISIN. Si vous ignorez votre ignorance, pourquoi en parlez-vous? pourquoi la défendez-vous? pourquoi voulez-vous la persuader à vos disciples, et les détromper de tout ce qu'ils ont jamais cru? Si vous ignorez jusqu'à votre ignorance, il n'en faut plus donner des leçons, ni mépriser ceux qui croient savoir la vérité.

PYRRHON. Toute la vie n'est peut-être qu'un songe continuel. Peut-être que le moment de la mort sera un réveil soudain, où l'on découvrira l'illusion de tout ce que l'on a cru de plus réel, comme un homme qui s'éveille voit disparoître tous les fantômes qu'il croyoit voir et toucher pendant ses songes.

LE VOISIN. Vous craignez donc de dormir et de rêver les yeux ouverts? Vous dites de toutes choses, peut-être mais ce peutêtre que vous dites est une pensée. Votre songe, tout faux qu'il est, est pourtant le songe d'un homme qui rêve. Tout au moins il est sûr que vous rêvez; car il faut être quelque chose, et quelque chose de pensant, pour avoir des songes. Le néant ne peut ni dormir, ni rêver, ni se tromper, ni ignorer, ni douter, ni dire peut-être. Vous voilà donc malgré vous condamné à savoir quelque chose, qui est votre rêverie, et à être tout au moins un être rêveur et pensant.

FYRRHON. Celte subtilité m'embarrasse. Je ne veux point un disciple si subtil et si incommode dans mon école.

LE VOISIN. Vous voulez donc et vous ne voulez pas? En vérité, tout ce que vous dites et tout ce que vous faites dément votre doute affecté : votre secte est une secte de menteurs. Si vous ne voulez point de moi pour disciple, je veux encore moins de vous pour maître.

SCIPION ET ANNIBAL

La vertu trouve en elle-même sa récompense par le plaisir pur qui l'accompagne.

ANNIBAL. Nous voici rassemblés, vous et moi, comme nous le fûmes en Afrique un peu avant la bataille de Zama.

SCIPION. Il est vrai; mais la conférence d'aujourd'hui est bien différente de l'autre. Nous n'avons plus de gloire à acquérir nide victoire à remporter. Il ne nous reste qu'une ombre vaine et légère de ce que nous avons été, avec un souvenir de nos aventures qui ressemble à un songe. Voilà ce qui met d'accord Annibal et Scipion. Les mêmes dieux qui ont mis Carthage en poudre ont réduit à un peu de cendre le vainqueur de Carthage que vous voyez.

ANNIBAL. Sans doute, c'est dans votre solitude de Linternum que vous avez appris toute cette belle philosophie.

SCIPION. Quand je ne l'aurois pas apprise dans ma retraite, je l'apprendrois ici, car la mort donne les plus grandes leçons pour désabuser de tout ce que le monde croit merveilleux.

ANNIBAL. La disgrâce et la solitude ne vous ont pas été inutiles pour faire ces sages réflexions.

SCIPION. J'en conviens; mais vous n'avez pas eu moins que moi ces instructions de la fortune. Vous avez vu tomber Carthage; il vous a fallu abandonner votre patrie; et après avoir fait trembler Rome, vous avez été contraint de vous dérober à sa vengeance par une vie errante de pays en pays.

ANNIBAL. Il est vrai; mais je n'ai abandonné ma patrie que quand je ne pouvois plus da défendre et qu'elle ne pouvoit me sauver du supplice; je l'ai quittée pour épargner sa ruine cn

tière et pour ne voir point sa servitude. Au contraire, vous avez été réduit à quitter votre patrie au plus haut point de sa gloire et d'une gloire qu'elle tenoit de vous. Y a-t-il rien de si amer? Quelle ingratitude!

SCIPION. C'est ce qu'il faut attendre des hommes quand on les sert le mieux. Ceux qui font le bien par ambition sont toujours mécontents; un peu plus tôt, un peu plus tard, la fortune les trahit, et les hommes sont ingrats pour eux. Mais quand on fait le bien par l'amour de la vertu, la vertu qu'on aime récompense toujours assez par le plaisir qu'il y a à la suivre, et elle fait mépriser toutes les autres récompenses dont on est privé.

ANNIBAL ET SCIPION

L'ambition ne connoit point de bornes.

SCIPION. Il me semble que je suis encore à notre conférence avant la bataille de Zama; mais nous ne sommes pas ici dans la même situation. Nous n'avons plus de différend : toutes nos guerres sont éteintes dans les eaux du fleuve d'oubli. Après avoir conquis l'un et l'autre tant de provinces, une urne a suffi à recueillir nos cendres.

ANNIBAL. Tout cela est vrai; notre gloire passée n'est plus qu'un songe, nous n'avons plus rien à conquérir ici; pour moi, je m'en ennuie.

SCIPION. Il faut avouer que vous étiez bien inquiet et bien insatiable.

ANNIBAL. Pourquoi ? je trouve que j'étois bien modéré. SCIPION. Modéré ! quelle modération! D'abord les Carthaginois ne songeoient qu'à se maintenir en Sicile, dans la partie occidentale. Le sage roi Gélon, et puis le tyran Denys, avoient donné bien de l'exercice.

leur

ANNIBAL, Il est vrai; mais dès lors nous songions à subjuguer toutes ces villes florissantes qui se gouvernoient en républiques, comme Léonte, Agrigente, Sélinonte.

SCIPION. Mais enfin les Romains et les Carthaginois, étant visà-vis les uns des autres, la mer entre deux, se regardoient d'un œil jaloux et se disputoient l'île de Sicile, qui étoit au milieu des deux peuples prétendants. Voilà à quoi se bornoit votre ambition.

ANNIBAL. Point du tout. Nous avions encore nos prétentions du côté de l'Espagne. Carthage la neuve nous donnoit en ce pays-là un empire presque égal à celui de l'ancienne au milieu de l'Afrique.

SCIPION. Tout cela est vrai. Mais c'étoit par quelque port pour vos marchandises que vous aviez commencé à vous établir sur les côtes d'Espagne; les facilités que vous y trouvâtes vous donnèrent peu à peu la pensée de conquérir ces vastes régions.

ANNIBAL. Dès le temps de notre première guerre contre les Romains, nous étions puissants en Espagne, et nous en aurions été bientôt les maîtres sans votre république.

SCIPION. Enfin, le traité que nous conclûmes avec les Carthaginois les obligeoit à renoncer à tous les pays qui sont entre les Pyrénées et l'Ebre.

ANNIBAL. La force nous réduisit à cette paix honteuse; nous avions fait des pertes infinies sur terre et sur mer. Mon père ne songea qu'à nous relever après cette chute. Il me fit jurer sur les autels, à l'âge de neuf ans, que je serois jusqu'à la mort ennemi des Romains. Je le jurai; je l'ai accompli. Je suivis mon père en Espagne; après sa mort je commandai l'armée carthaginoise, et vous savez ce qui arriva.

SCIPION. Oui, je le sais, et vous le savez bien aussi à vos dépens. Mais si vous fîtes bien du chemin, c'est que vous trouvâtes la fortune qui venoit partout au-devant de vous pour vous solliciter à la suivre. L'espérance de vous joindre aux Gaulois, nos anciens ennemis, vous fit passer les Pyrénées. La victoire que vous remportâtes sur nous au bord du Rhône vous encouragea à passer les Alpes: vous y perdites beaucoup de soldats, de chevaux et d'éléphants. Quand vous fûtes passé, vous défîtes

sans peine nos troupes étonnées, que vous surprîtes à Ticinum. Une victoire en attire une autre, en consternant les vaincus et en procurant aux vainqueurs beaucoup d'alliés; car tous les peuples du pays se donnent en foule aux plus forts.

ANNIBAL. Mais la bataille de Trébie, qu'en pensez-vous?

SCIPION. Elle vous coûta peu, venant après tant d'autres. Après cela vous fûtes le maître de l'Italie. Trasimène et Cannes furent plutôt des carnages que des batailles. Vous perçâtes toute l'Italie. Dites la vérité, vous n'aviez pas d'abord espéré de si grands succès.

ANNIBAL. Je ne savois pas bien jusqu'où je pourrois .aller; mais je voulois tenter la fortune. Je déconcertai les Romains par un coup si hardi et si imprévu. Quand je trouvai la fortune si favorable, je crus qu'il falloit en profiter; le succès me donna des desseins que je n'aurois jamais osé concevoir.

SCIPION. Eh bien ! n'est-ce pas ce que je disois? La Sicile, l'Espagne, l'Italie n'étoient plus rien pour vous. Les Grecs, avec lesquels vous vous étiez ligués, auroient bientôt subi votre joug.

ANNIBAL. Mais, vous qui parlez, n'avez-vous pas fait précisément ce que vous nous reprochez d'avoir été capable de faire? L'Espagne, la Sicile, Carthage même et l'Afrique ne furent rien; bientôt toute la Grèce, la Macédoine, toutes les îles d'Égypte, l'Asie, tombèrent à vos pieds; et vous aviez encore bien de la peine à souffrir que les Parthes et les Arabes fussent libres. Le monde entier étoit trop petit pour ces Romains, qui, pendant cinq cents ans, avoient été bornés à vaincre autour de leur ville les Volsques, les Sabins et les Samnites.

LUCULLUS ET CRASSUS

Contre le luxe de la table.

LUCULLUS. Jamais je n'ai vu un souper si délicat et si somptueux.

CRASSUS. Et moi je n'ai pas oublié que j'en ai fait de bien meilleurs dans votre salle d'Apollon.

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