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prudence. Pour moi, je l'avois bien prédit (et on n'a qu'à lire mes lettres), que vous succomberiez. Mais votre naturel inflexible et apre ne pouvoit souffrir aucun tempérament; vous étiez né pour les extrémités.

CATON. Et vous pour tout craindre, comme vous l'avez souvent avoué vous-même. Vous n'étiez capable que de prévoir les inconvénients. Ceux qui prévaloient vous entraînoient toujours, jusqu'à vous faire dédire de vos premiers sentiments. Ne vous a-t-on pas vu admirer Pompée, et exhorter tous vos amis à se livrer à lui? Ensuite n'avez-vous pas cru que Pompée mettroit Rome dans la servitude s'il surmontoit César? « Comment, disiez-vous, croira-t-il les gens de bien s'il est le maître, puisqu'il ne veut croire aucun de nous pendant la guerre où il a besoin de notre secours ? » Enfin n'avez-vous pas admiré César? n'avez-vous pas recherché et loué Octave?

CICERON. Mais j'ai attaqué Antoine. Qu'y a-t-il de plus véhément que mes harangues contre lui, semblables à celles de Démosthène contre Philippe?

CATON. Elles sont admirables: mais Démosthène savoit mieux que vous comment il faut mourir. Antipater ne put lui donner ni la mort ni la vie. Falloit-il fuir comme vous fites, sans savoir où vous alliez, et attendre la mort des mains de Popilius? J'ai mieux fait de me la donner moi-même à Utique.

CICERON. Et moi, j'aime mieux n'avoir point désespéré de la république jusqu'à la mort, et l'avoir soutenue par des conseils. modérés, que d'avoir fait une guerre foible et imprudente, et d'avoir fini par un coup de désespoir.

CATON. Vos négociations ne valoient pas mieux que ma guerre d'Afrique; car Octave, tout jeune qu'il étoit, s'est joué de ce grand Cicéron qui étoit la lumière de Rome. Il s'est servi de vous pour s'autoriser; ensuite il vous a livré à Antoine. Mais vous qui parlez de guerre, l'avez-vous jamais su faire? Je n'ai pas encore oublié votre belle conquête de Pindenisse, petite ville des détroits de la Cilicie; un parc de moutons n'est guère plus facile à prendre. Pour cette belle expédition il vous falloit un

triomphe, si on eût voulu vous en croire; les supplications ordonnées par le sénat ne suffisoient pas pour de tels exploits. Voici ce que je répondis aux sollicitations que vous me fîtes làdessus : « Vous devez être plus content, disois-je, des louanges du sénat que vous avez méritées par votre bonne conduite, que d'un triomphe; car le triomphe marqueroit moins la vertu du triomphateur, que le bonheur dont les dieux auroient accompagné ses entreprises. » C'est ainsi qu'on tâche d'amuser comme on peut les hommes vains et incapables de se faire justice.

CICERON. Je reconnois que j'ai toujours été passionné pour les louanges; mais faut-il s'en étonner? N'en ai-je pas mérité de grandes par mon consulat, par mon amour pour la république, par mon éloquence, enfin par mon amour pour la philosophie? Quand je ne voyois plus de moyen de servir Rome dans ses malheurs, je me consolois, dans une honnête oisiveté, à raisonner et à écrire sur la vertu.

CATON. Il valoit mieux la pratiquer dans les périls, qu'en écrire. Avouez-le franchement, vous n'étiez qu'un foible copiste des Grecs: vous mêliez Platon avec Épicure, l'ancienne Académie avec la nouvelle; et après avoir fait l'historien sur leurs dogmes; dans des dialogues où un homme parloit presque toujours seul, vous ne pouviez presque jamais rien conclure. Vous étiez toujours étranger dans la philosophie, et vous ne songiez qu'à orner votre esprit de ce qu'elle a de beau. Enfin vous avez toujours été flottant en politique et en philosophie.

CICERON. Adieu, Caton; votre mauvaise humeur va trop loin. A vous voir si chagrin, on croiroit que vous regrettez la vie. Pour moi, je suis consolé de l'avoir perdue, quoique je n'aie point tant fait le brave. Vous vous en faites trop accroire, pour avoir fait en mourant ce qu'ont fait beaucoup d'esclaves avec autant de courage que vous.

CALIGULA ET NÉRON

Dangers du pouvoir absolu dans un souverain qui a la tête foible.

CALIGULA. Je suis ravi de te voir : tu es une rareté. On a voulu me donner de la jalousie contre toi, en m'assurant que tu m'as surpassé en prodiges; mais, je n'en crois rien.

NÉRON. Belle comparaison! tu étois un fou. Pour moi, je me suis joué des hommes, et je leur ai fait voir des choses qu'ils n'avoient jamais vues. J'ai fait périr ma mère, ma femme, mon gouverneur, mon précepteur: j'ai brûlé ma patrie. Voilà des coups d'un grand courage qui s'élève au-dessus de la foiblesse humaine. Le vulgaire appelle cela cruauté; moi je l'appelle mépris de la nature entière et grandeur d'âme.

CALIGULA. Tu fais le fanfaron. As-tu étouffé comme moi ton père mourant? as-tu caressé comme moi ta femme, en lui disant « Jolie petite tête, que je ferai couper quand il me plaira ! >>>

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NERON. Tout cela n'est que gentillesse : pour moi, je n'avance rien qui ne soit solide. Hé! vraiment, j'avois oublié un des beaux endroits de ma vie ; c'est d'avoir fait mourir mon frère Britannicus.

CALIGULA. C'est quelque chose, je l'avoue. Sans doute, tu l'as fait pour imiter la vertu du grand fondateur de Rome, qui, pour le bien public, n'épargna pas même le sang de son frère. Mais tu n'étois qu'un musicien.

NÉRON. Pour toi, tu avois des prétentions plus hautes; tu voulois être dicu et massacrer tous ceux qui en auroient douté.

CALIGULA. Pourquoi non? pouvoit-on mieux employer la vie des hommes que de la sacrifier à ma divinité? C'étoient autant de victimes immolées sur mes autels.

NERON. Je ne donnois pas dans de telles visions; mais j'étois le plus grand musicien et le comédien le plus parfait de l'empire; j'étois même bon poëte.

CALIGULA. Du moins tu le croyois, mais les autres n'en croyoient rien; on se moquoit de ta voix et de tes vers.

NÉRON. On ne s'en moquoit pas impunément. Lucain se repentit d'avoir voulu me surpasser.

CALIGULA. Voilà un bel honneur pour un empereur romain que de monter sur le théâtre comme un bouffon, d'être jaloux des poëtes et de s'attirer la dérision publique!

NÉRON. C'est le voyage que je fis dans la Grèce qui m'échauffa la cervelle sur le théâtre et sur toutes les représentations.

CALIGULA. Tu devois demeurer en Grèce pour y gagner ta vie en comédien, et laisser faire un autre empereur à Rome, qui en soutînt mieux la majesté.

NERON. N'avois-je pas ma maison dorée, qui devoit être plus grande que les plus grandes villes? Oui-da, je m'entendois en magnificence.

CALIGULA. Si on l'eût achevée, cette maison, il auroit fallu que les Romains fussent allés loger hors de Rome. Cette maison étoit proportionnée au colesse qui te représentoit, et non pas à toi, qui n'étois pas plus grand qu'un autre homme.

NERON. C'est que je visois au grand.

CALIGULA. Non; tu visois au gigantesque et au monstrueux. Mais tous ces beaux desseins furent renversés par Vindex. NÉRON. Et les tiens par Chéréas, comme tu allois au théâtre. CALIGULA. A n'en point mentir, nous fîmes tous deux une fin assez malheureuse et dans la fleur de notre jeunesse.

NÉRON. Il faut dire la vérité; peu de gens étoient intéressés à faire des vœux pour nous et à nous souhaiter une longue vie. On passe mal son temps à se croire toujours entre des poignards. CALIGULA. De la manière que tu en parles, tu ferois croire que si tu retournois au monde, tu changerois de vie.

NÉRON. Point du tout, je ne pourrois gagner sur moi de me modérer. Vois-tu bien, mon pauvre ami (et tu l'as senti aussi bien que moi), c'est une étrange chose que de pouvoir tout. Quand on a la tête un peu foible, elle tourne bien vite dans cette puissance sans bornes. Tel seroit sage dans une condition

médiocre, qui devient fou quand il est le maître du monde. CALIGULA. Cette folie seroit bien jolie si elle n'avoit rien à craindre; mais les conjurations, les troubles, les remords, les embarras d'un grand empire gâtent le métier. D'ailleurs la comédie est courte; ou plutôt c'est une horrible tragédie qui finit tout à coup. Il faut venir compter ici avec ces trois vieillards chagrins et sévères, qui n'entendent point raillerie et qui punissent comme des scélérats ceux qui se faisoient adorer sur la terre. Je vois venir Domitien, Commode, Caracalla et Héliogabale, chargés de chaînes, qui vont passer leur temps aussi mal que nous.

HORACE ET VIRGILE

Caractères de ces deux poëtes.

VIRGILE. Que nous sommes tranquilles et heureux sur ces gazons toujours fleuris, au bord de cette onde si pure, auprès de ce bois odoriférant!

HORACE. Si vous n'y prenez garde, vous allez faire une églogue. Les ombres n'en doivent point faire. Voyez Homère, Hésiode, Théocrite couronnés de lauriers, ils entendent chanter leurs vers, mais ils n'en font plus.

VIRGILE. J'apprends avec joie que les vôtres sont encore, après tant de siècles, les délices des gens de lettres. Vous ne vous trompiez pas quand vous disiez dans vos odes d'un ton si assuré : Je ne mourrai pas tout entier.

HORACE. Mes ouvrages ont résisté au temps, il est vrai; mais il faut vous aimer autant que je le fais pour n'être point jaloux de votre gloire. On vous place d'abord après Homère.

VIRGILE. Nos muses ne doivent point être jalouses l'une de l'autre; leurs genres sont si différents! Ce que vous avez de merveilleux, c'est la variété. Vos odes sont tendres, gracieuses, souvent véhémentes, rapides, sublimes. Vos satires sont simples, naïves, courtes, pleines de sel; on y trouve une profonde connoissance de l'homme, une philosophie très-sérieuse, avec un tour plaisant qui redresse les mœurs des hommes et qui les

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