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Si j'osais vous fatiguer de mes lettres aussi souvent que le souvenir de vos bontés m'occupe et m'obsède, ma correspondance deviendrait bientôt le pain quotidien de Sans-souci; et un Monarque dont toute l'Europe respecte le repos comme elle a admiré ses travaux, se trouverait exposé continuellement à un bavardage importun et interminable. Comment se peut-il

(1) Je tire ces Lettres du troisième volume du Supplément aux oeuvres posthumes de Frédéric II. Cologne, 1789, in-8°. ( Note de l'Editeur.)

donc qu'avec de si belles dispositions, j'aie passé tant de mois sans écrire à Votre Majesté, sans porter à ses pieds l'hommage de ma reconnaissance, après la lettre remplie de bonté, dont elle m'a honoré l'automne dernier ? C'est que j'ai constamment observé qu'il n'y a que les grands hommes de vraiment oisifs dans ce monde, qu'il n'y a qu'eux qui aient le temps de faire des poëmes,' de composer des brochures, de jouer de la flûte, comme s'ils n'avaient pas leurs états et l'Europe à gouverner, tandis que les petites gens sont toujours écrasés par leurs occupations. Je suis donc forcé de convenir de la chose du monde la plus ridicule et la plus malheureuse : c'est que j'ai été écrasé par mes petites et insignifiantes affaires, et réduit à la douloureuse extrémité de négliger jusqu'à ma grande Impératrice, et son auguste allié et lieutenant-colonel. Rien n'est plus exact, Sire, que cette qualité que vous jugez à propos de prendre. Si elle met Votre Majesté un grade au-dessous de moi, il est cependant bien sûr que le grand Frédéric et la grande Catherine se sont servis réciproquement de lieutenans-colonels, et qu'ils s'en sont assez bien trouvés l'un et l'autre pour continuer leur service sur ce pied-là jusqu'à la fin des siècles.

Quant

Quant à moi, Sire, grâces à mes petites et interminables affaires, j'ai pensé être hors de combat. Je n'ai été malade, l'automne dernier, que huit ou dix jours; mais ces dix jours de soumission aux ordres d'Esculape Tronchin, m'ont mis à bas pour tout l'hiver; et ce n'est que depuis quelques semaines que je puis me regarder comme rétabli et échappé aux griffes de la médecine. Voilà le véritable motif de la longue pause que j'ai observée. Elle ne m'a pas empêché de suivre Votre Majesté pas-à-pas à l'aide des gazettes, de me glisser à sa suite dans l'Opéra de Berlin; de me trouver, le jour de l'an, à la porte du cabinet de Votre Majesté, pour voir la sortie du monarque dont l'apparition est aussi rayonnante de gloire que celle du soleil l'est de lumière; de célébrer sur-tout le 24 janvier avec la joie que la santé brillante de Votre Majesté inspire et justifie; mais, pour oser prendre la plume, j'ai voulu attendre que le retour du sommeil ramenât le calme dans un sang trop agité.

Votre Majesté, en rendant justice à mon beau don de prophétie, se borne à la science du passé et ne veut pas se donner les airs de deviner l'avenir. Vous vous contentez, Sire, de le préparer, et laissez aux goujats le don de

divination; vous avez pris de Jupiter, votre aïeul, la prévoyance ; mais vous ne vous souciez pas de la préscience, qui est une vertu purement théologale. Ainsi Votre Majesté ne se souciera pas de nous dire si nous aurons la paix cette année, si les Bataves figureront dans la neutralité armée, si nous aurons une trinité de médiateurs sans laquelle, suivant mon catéchisme, il n'y a point de salut à espérer. Ce grand exemple de réserve devrait rendre monsieur le colonel aussi mystérieux, mais il n'a point de secret pour Votre Majesté. Il dit que son Impératrice l'ayant créé vétéran sans qu'il ait été novice, il en a inféré qu'il pouvait postuler les invalides. Il reste donc colonel Apraxin, ou sans pratique et inutilé, à condition toutefois que s'il prend fantaisie à l'Impératrice de lui dire : Marche, il ne se le fera pas dire deux fois, et sur-le-champ il fait son paquet pour courir à Pétersbourg, non sans faire ses dévotions au temple de la Renommée, situé entre la Sprée et la Havel. Voilà de quoi il est convenu avec son auguste souveraine. Tant qu'elle ne parlera pas, il se tiendra tranquille. En attendant, il s'amuse à lui dépenser son argent à Paris et à Rome, tant qu'il peut, et il ne laisse pas, en antiques, tableaux et autres inu

tilités, d'être un homme très-cher pour la Russie.

M. d'Alembert m'a remis un écrit du MarcAurèle moderne sur la littérature de sa patrie, et j'ai reçu ce don royal avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance. MarcAurèle Frédéric avait, entr'autres, aussi cela de commun avec Marc-Aurèle Antonin, que celui-ci dédaignait d'écrire en latin et écrivait en grec, comme l'autre dédaigne d'écrire dans sa langue et a adopté de préférence l'idiome des Racine et des Voltaire. Les Allemands disent que les dons qu'il leur annonce et promet, leur sont déjà en grande partie arrivés ; que la langue allemande n'est plus ce jargon barbare qu'on écrivait il y a cinquante ou soixante ans, dur, diffus, embarrassé ; qu'elle a pris de l'harmonie et du nombre, de la précision et de l'énergie; qu'étant par elle-même d'une trèsgrande richesse, elle a pris en peu de temps toutes les formes désirables. Quant à moi, exilé de ma patrie depuis ma première jeunesse n'ayant presqu'aucun temps depuis nombre d'années à donner à la lecture, je ne suis pas en état de juger ce procès; mais il est vrai que toutes les fois que j'ai traversé l'Allemagne, on m'a montré des morceaux parfaitement bien

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