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seraient plus aujourd'hui que des « flibustiers ». C'est ainsi que la presse gouvernementale qualifie leurs émules américains sans soulever aucune protestation, tant l'opinion, naguère si facile à émouvoir en faveur des peuples opprimés, est devenue indifférente aux malheurs d'autrui. Même les massacres des Arméniens et des autres populations chrétiennes de l'Anatolie et de la Syrie, auxquels le gouvernement turc assiste impassible, n'ont point réussi à la tirer de sa torpeur. A l'altruisme qu'elle poussait peut-être trop loin a succédé l'égoïsme, et on peut se demander si elle a gagné au change.

Il est permis de douter aussi que les peuples, tels que les Japonais, qui s'initient à notre civilisation en lui empruntant son politicianisme et son militarisme, comme les sauvages son eau-de-vie, aient à se féliciter de ce progrès. Les politiciens japonais ont déclaré la guerre à la Chine sous le prétexe que les Chinois s'opposaient à l'introduction d'une série de réformes indispensables au bonheur de la Corée (ce qui ne les a pas empêchés plus tard de reconnaître que les Coréens n'étaient décidément pas à la hauteur de ces réformes civilisatrices et de renoncer à les en gratifier). Ils ont facilement battu les trop pacifiques Chinois, et leur ont fait payer une amende de 130 millions de yen (850 millions de francs environ); mais ce succès n'a pas manqué de surexciter leur ambitions politiques : ils veulent devenir, eux aussi, une grande puissance. D'un seul coup ils ont élevé de six à treize le nombre des divisions de leur armée, et porté à 68 celui de leur amiraux, vice-amiraux et contre-amiraux, décrété l'armement général des côtes, etc., etc. Ils sont, à coup sûr, très intelligents et fort au courant de nos sciences, de nos arts et même de notre littérature, mais connaissent-ils la jolie fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf?

Sauf dans l'extrême Orient, et dans le continent noir, où les canons Maxim et les autres engins civilisateurs font merveille, la paix a heureusement été maintenue mais, hélas! plus que jamais, le protectionnisme verdoie et le militarisme poudroie.

G. DE M.

LE MARCHÉ FINANCIER EN 1895

Quel jugement convient-il de porter sur l'année 1895 et quel jugement est-il plus particulièrement permis de formuler dans un aperçu comme celui-ci ? Le marché financier reflète la situation politique, commerciale, industrielle; mais il ne le fait que dans une certaine mesure, des forces qui, isolées, exerceraient une grande influence sur lui étant neutralisées ou paralysées par d'autres. C'est ainsi que durant longtemps, dans ces dernières années, les incidents de la politique, tant qu'ils ne prenaient pas des proportions trop considérables, se traduisaient par des oscillations d'une moindre étendue qu'antérieurement.

S'il fallait dresser comme un bilan général de l'année écoulée, et préparer les éléments d'un compte de profits et pertes, il y aurait lieu d'être embarrassé. L'impression ne sera pas la même, suivant le point de vue auquel on se placera; le spéculateur de bourse, qui aura été ruiné par la tourmente de l'automne dernier, après avoir enregistré sur le papier des bénéfices énormes, ne verra pas les choses du même regard que le rentier, que le commerçant ou l'industriel.

L'année 1895 restera célèbre par la crise de bourse qui a atteint presque en même temps les principales places européennes : Paris, Vienne, Londres, Berlin, Saint-Pétersbourg; mais, comme nous le verrons plus loin, la catastrophe, pour être douloureuse et cuisante, n'en a pas moins été localisée. Ce n'est rien de comparable, pour ne pas remonter trop haut, à la crise monétaire qui affligea les Etats-Unis en 1893 ni à la crise de crédit qui fut marquée par la chute de l'ancienne maison Baring. Le commerce et l'industrie n'ont pas vu interrompre la reprise des affaires, reprise qui se traduit par une amélioration dans les recettes des chemins de fer et par un accroissement dans les exportations des grands Etats.

Au crédit de l'année 1895, on peut porter le maintien de la paix, sauf en Extrême-Orient, sauf dans les possessions du Sultan, à Cuba et en Afrique. Cette paix coûte toujours fort cher aux contribuables, mais elle est cependant un bienfait incontestable à la pré

servation, à la conservation duquel les grandes puissances continentales ont bien raison d'attacher leurs efforts.

Les hostilités entre la Chine et le Japon se sont terminées par la défaite totale de la Chine, mais devant les prétentions du Japon, la France, la Russie et l'Allemagne sont intervenues pour interdire au vainqueur tout agrandissement sur le continent même; il a pu prendre Formose et imposer une forte indemnité de guerre; la Russie a facilité à la Chine le paiement d'un premier acompte de cent millions de taëls, en garantissant l'emprunt 4 p. 100 qui a été émis à Paris. Les affaires d'Extrême-Orient ont préoccupé les esprits au printemps, mais en automne les affaires de Turquie ont pesé d'un poids plus considérable et alimenté les journaux de nouvelles à sensation. La France, l'Angleterre, la Russie, s'appuyant sur l'article 61 du traité de Berlin, ont voulu enfin obtenir les réformes promises en faveur des Arméniens; ceux-ci, stimulés par des comités révolutionnaires, ont tenté des soulèvements partiels, qui ont été réprimés avec rigueur et qui ont été accompagnés de massacres. On a prétendu que l'Angleterre n'était pas fâchée de fixer l'attention sur la Turquie et de la détourner de la Chine. Le sultan a usé de procédés dilatoires, pendant que le désordre gagnait successivement du terrain dans plusieurs provinces. L'Allemagne, l'Italie, l'Autriche ont joint leurs efforts à ceux des trois autres États, afin de déterminer le Sultan à exécuter les réformes et à rétablir l'ordre. Il en est résulté une situation assez tendue; mais tant que l'accord entre les grandes puissances continentales sera maintenu, il ne semble pas qu'il y ait à redouter un conflit international. La France et la Russie avec l'Allemagne veulent sauvegarder l'intégrité de l'empire ottoman et mettent ainsi une barrière aux ambitions et aux appétits.

Les Italiens, à la fin de l'année, subissent une défaite en Erythrée, défaite qui va les obliger à de coûteuses dépenses et qui absorbe leur attention. Leur politique a été bruyante, agressive et hors de proportion avec leurs ressources. Le conflit entre l'Angleterre et le Vénézuéla, et peut-être aussi un intérêt électoral provoquent M. Cleveland à une démonstration par voie de message, qui amène une semi-panique au milieu de décembre, tandis que les derniers jours de l'année sont troublés, tout au moins sur le marché des mines, par la crainte de complications au Transvaal, où l'élément anglais veut se faire une place dans la législature et l'administration locales et par la préparation du coup de main de M. Jameson.

D'un autre côté, l'on ne saurait envisager avec satisfaction la

situation intérieure de la France. Le début de l'année a été marqué par une crise présidentielle, qui a été heureusement surmontée; la transmission des pouvoirs s'est faite avec le plus grand calme; le choix du nouveau chef de l'Etat connu et apprécié pour sa loyauté, sa droiture, son esprit libéral, a eu toutes les sympathies. On a enregistré seulement deux crises ministérielles, dans l'année, mais l'avènement au pouvoir de M. Bourgeois, qui est parvenu enfin à former un Cabinet, a paru indiquer une orientation plus déterminée vers les idées radicales. Le Cabinet a réussi à grouper de fortes majorités, à condition d'adopter une attitude expectante; il s'est borné surtout à modifier la composition du personnel administratif en province. Il a réussi à faire voter le budget de 1896 avant la fin de l'année et a dispensé le pays des douzièmes provisoires qui étaient devenus chroniques. Mais la Chambre a donné de plus en plus le spectacle de l'incohérence; les partisans du régime parlementaire, tel qu'il est pratiqué en France, n'ont pas lieu vraiment d'en être fiers, à voir les résultats obtenus cette année. Esclaves des vagues promesses qu'ils ont faites à leurs électeurs, les députés ont fini par créer une atmosphère factice, toute remplie de suspicion, de basse envie, de haine contre les fortunes et les situations acquises. Ils votent des projets qui sont de nature à rendre moins facile l'apaisement, à porter davantage atteinte à la liberté du contrat; ils admettent le principe de la progression dans l'impôt sur les successions, ils applaudissent à la proposition de créer l'incompatibilité entre le mandat de député et l'exercice de fonctions d'administrateurs dans un certain nombre de branches d'industrie. En Angleterre, la Chambre des communes compte 670 membres; 264 ou 39 p. 100 font partie de conseils d'administration de 667 sociétés; 111 membres d'une seule, 153 appartiennent à 556. 61 membres siègent dans 2 conseils, 40 dans 3, 15 dans 4, 17 dans 5, 8 dans 6, 4 dans 7, 3 dans 8. 1 membre siège dans 9 conseils, 1 autre dans 10, 1 dans 14, 1 dans 16, 1 dans 20. 21 compagnies d'assurances, 80 compagnies de chemins de fer, 48 banques, 11 compagnies d'eau, 10 de gaz sont représentées.

On dirait que la mission de la Chambre en France est de décourager tout ce qui peut augmenter le développement de l'initiative privée.

1 M. Félix Faure est l'auteur d'un projet de réorganisation du marché de Paris que M. Tirard fit rejeter, mais qui aurait rendu à la place l'ampleur des transactions et la liberté des mouvements.

Il est inutile de rappeler l'histoire des grèves de 1895, dans lesquelles la liberté du travail, la liberté de travailler et de faire travailler a été menacée; les meneurs du socialisme ont continué leur agitation. Les protectionnistes ont accentué leurs prétentions; ils ont imaginé un nouveau procédé, qu'on a qualifié de loi du cadenas et qui, combattu avec énergie et vigueur dans la commission des douanes, y a cependant rencontré une majorité.

Le poids des charges fiscales devient de plus en plus lourd 1, les dépenses budgétaires grandissent (en millions, 3.247 en 1891, 3.251 en 1892, 3.347 en 1893, 3.439 en 1894, 3.405 en 1895, soit une progression de 192 millions en quelques années). Les 68 millions de la conversion si magistralement faite par M. Burdeau ont été dévorés, sans amener le moindre allègement. Les rapporteurs généraux du budget, M. Cochery à la Chambre, M. Maurel au Sénat, ont établi que depuis plusieurs années les budgets se soldent par des déficits beaucoup plus considérables en réalité qu'en apparence, que l'on dépense trop, que l'une des causes du déficit c'est l'abus des crédits supplémentaires qui bouleversent le budget, en rompant l'équilibre et encouragent la progression des dépenses. Il est temps que l'on songe sérieusement à remédier à un état de choses, que seule la grande richesse de la France rend tolérable; et pendant le même temps, l'Angleterre, qui consacre 160 millions à l'amortissement régulier de sa dette, a un excédent budgétaire de 100 millions de francs.

MM. Leroy-Beaulieu et Neymarck ont cru constater un arrêt, sinon même un recul dans la formation de la richesse, en se fondant sur le rendement de certains impôts; c'est ainsi qu'en trois ans il y a une diminution de 123 millions (égale à 3 ou 4 milliards de capital) sur les revenus taxés des valeurs mobilières françaises et étrangères.

Si l'on compare les valeurs sur lesquelles ont été annuellement assis les droits qui frappent les mutations par décès et les transmissions entre vifs, on voit que de 1892 à 1894 il y a une diminution d'environ 700 millions. On a dit que depuis 1891 le revenu

1 M. des Essars, dans une intéressante étude, a suggéré que, si l'on évalue à 8 milliards le revenu du capital national, à 15 milliards les revenus produits par le travail, on arrive pour la France à une somme annuelle de 23 milliards, sur laquelle vit l'ensemble de la population; le prélèvement de l'État, des départements, des communes représente 4.500 millions, c'est-à-dire qu'il n'est pas inférieur à 20 p. 100.

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