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qu'elles ont renversé les monarchies absolues de l'ancien régime ou les ont obligées à se constitutionnaliser et, mieux encore, lorsqu'elles les ont remplacées par des républiques. Elles fondaient naturellement les plus grandes espérances sur ce nouveau régime, et personne ne doutait qu'il n'eût pour conséquence nécessaire et infaillible une amélioration radicale et un abaissement extraordinaire du prix des services publics. Comment en aurait-il été autrement? Le monarque absolu fixait selon son bon plaisir le prix des services de son gouvernement et il ne tolérait point que les consommateurs se permissent d'en critiquer la qualité. Ceux qui s'avisaient de s'en plaindre, il les faisait pendre haut et court, ou, lorsqu'il était en veine de clémence, il les enfermait pour le reste de leurs jours dans ses bastilles. Quel changement sous le nouveau régime! Le monarque, quand la nation daignait le conserver, ne pouvait plus congédier le moindre garde champêtre sans le consentement d'un conseil de ministres, que les représentants de la nation imposaient à son choix. Ceux-ci, à leur tour, étaient nommés soit par l'élite, soit même par l'universalité des consommateurs des services du gouvernement. N'était-il pas évident qu'ils seraient invariablement choisis parmi les hommes les plus honnêtes et les plus capables de remplir la haute fonction qui leur était dévolue? Que les électeurs en faisant ce choix n'auraient en vue que l'intérêt général de la nation et se feraient scrupule de le sacrifier à leurs intérêts particuliers? Que leurs élus, animés du plus pur et du plus ardent amour pour la patrie, s'appliqueraient à remplir fidèlement leur mission sacrée ? Qu'ils veilleraient d'une manière assidue à l'amélioration des services publics et à la stricte économie des dépenses? Qu'ils pâliraient sur les budgets et ne les voteraient qu'après le plus lent et le plus minutieux examen, fùt-ce au détriment de leurs affaires et de leur santé ? D'ailleurs, en admettant que leur zèle vînt à se ralentir et à faiblir, une presse vigilante, investie du sacerdoce de l'opinion, ne serait-elle pas là pour le ranimer? Quel gouvernement s'aviserait encore de toucher à la liberté de la presse, et quelle presse s'aviserait d'abuser de sa liberté ? Évidemment, le problème du meilleur des gouvernements et du gouvernement au meilleur marché était résolu, et les peuples n'auraient plus qu'à en savourer les fruits.

Ces fruits nous les connaissons aujourd'hui, et s'ils ne sont point remplis d'amertume et de cendre comme ceux du pandémonium, ils n'ont, hélas ! qu'une saveur médiocre et ils ont le défaut de coûter horriblement cher. Sous le rapport du prix, le nouveau régime a même singulièrement distancé l'ancien. La paix armée

qui garantit leur sécurité extérieure, par exemple, revient aujourd'hui plus cher aux contribuables de notre vieux continent que ne leur revenait autrefois la guerre. Consultez plutôt ce court aperçu des dépenses budgétaires que notre confrère, M. Alfred Neymarck, mettait dernièrement sous les yeux de ses lecteurs :

Depuis 1870, les dettes publiques européennes se sont élevées de 75 à 121 milliards en 1888 et à 130 milliards environ aujourd'hui. Les intérêts annuels et l'amortissement nécessaires pour acquitter un tel fardeau dépassent 6 milliards. Les dépenses budgétaires annuelles de toute l'Europe s'élèvent à 19 milliards 583 millions; sur ces 19 milliards, 12 milliards, les deux tiers, sont absorbés par les dépenses militaires et par les intérêts des dettes. Partout, la surcharge des impôts est écrasante elle sera bientôt intolérable. A l'heure où nous sommes, la France, la Russie, l'Italie, l'Autriche, la Turquie, les Etats des Balkans, peuvent mettre 10.500.000 hommes sur le pied de guerre ; 8 millions 1/2 comme réserves de seconde ligne; 9 millions comme réserves finales, soit un total général de plus de 28 millions d'hommes, sans comprendre l'Angleterre1.

Ces énormes dépenses faites pour le seul article de la sécurité extérieure, les nations européennes ont pu les supporter jusqu'à présent grâce aux progrès extraordinaires de leur puissance productive, fécondée et par la liberté de l'industrie et développée grâce à l'aplanissement des obstacles naturels qui limitaient les débouchés. Mais si chaque fois que l'industrie réalise un progrès, la fiscalité lui en dérobe le fruit en augmentant ses charges, si chaque fois qu'un ingénieur ouvre une nouvelle route au commerce un douanier arrive pour la fermer, le développement de la production et de la richesse ne finira-t-il point par être enrayé ? Est-ce qu'il ne se ralentit pas déjà d'une manière sensible? Tandis que le budget des dépenses de l'Etat, sans parler de celui des départements et des communes, s'élevait en France de 3.251 millions en 1892 à 3.439 millions en 1894, le montant des valeurs successorales descendait dans le même intervalle de 7.417 millions à 6.744 millions et le produit des taxes sur les valeurs mobilières de 1.748 millions à 1.655. Le poids des impôts ne devient-il pas plus lourd à mesure que la matière imposable diminue? Et aucun signe n'annonce que les charges qui pèsent sur la généralité des Français, à titre de contribuables, de consommateurs ou de producteurs ten

1 Le Rentier, 27 décembre 1895.

dent à se réduire. Au contraire ! Dans les quatre dernières années, de 1880 à 1895, le déficit des budgets des colonies, par exemple, s'est élevé de 29 millions à 80, sans que les frais de la trop coùteuse conquête de Madagascar soient compris dans ce dernier chiffre, et il n'y a malheureusement aucune apparence que la politique coloniale comble de sitôt ce déficit qu'elle creuse et agrandit tous les jours. La politique protectionniste qui a ruiné les colonies de l'Espagne et a fini par les détacher de la métropole accomplit d'ailleurs une œuvre analogue aux dépens des nôtres. Elle travaille non sans succès à appauvrir les colons et les « protégés » de la France en leur fermant autant que possible le marché universel,et en les réduisant à acheter cher et à vendre à bon marché sur le marché national. Le résultat c'est de faire descendre au taux le plus bas leur « pouvoir d'achat » et d'abaisser, par là même, au minimum leur demande des produits protégés de la métropole. C'est tout au plus si le commerce d'exportation de la France avec ses colonies dépasse aujourd'hui d'une quinzaine de millions le montant du déficit des budgets coloniaux.

A la vérité, la condition des consommateurs des colonies ou des protectorats n'est pas pire, sous ce rapport, que celle des consommateurs de la métropole. Si l'on compare les prix du blé, de la viande et des autres denrées alimentaires sur les marchés de Paris et de Londres, on constate une différence égale à celle du montant des droits, soit d'environ 50 p. 100 à l'avantage du consommateur anglais. Avant la grande réforme qui a réduit au format minuscule d'un in-32 le tarif britannique tandis que le nôtre conservait les proportions d'un gros in-4o, la vie était plus chère à Londres qu'à Paris; elle est actuellement d'un bon tiers meilleur marché. Le pouvoir d'achat représentant la quantité des matériaux de la vie que l'ouvrier peut se procurer en échange de son salaire a donc baissé en France pendant qu'il s'élevait en Angleterre, et notons que le taux des salaires anglais a continué de s'accroître sous la régime du libre échange, mème dans l'agriculture (voir le rapport de l'enquête agricole de M. William Little) et qu'il est supérieur à celui de nos ouvriers sous le régime de la protection. Il convient de remarquer encore que le seul article que le tarif soidisant protecteur du Travail National (en lettres majuscules) ne protège pas, c'est le travail. Le pain, la viande et tous les autres articles dont l'ouvrier a besoin, il les achète au prix de la protection, tandis qu'il est obligé de vendre le travail en échange duquel il se les procure, au prix du libre-échange. Ce que protège ou prétend protéger le tarif protectionniste, c'est le profit de l'entre

preneur, le dividende de l'actionnaire et la rente du propriétaire. Encore est-il bien certain que cette manne législative se répande sur toutes les industries? Quoique le commerce extérieur de la France se soit relevé cette année, il n'a pas cessé de baisser depuis l'avènement du tarif Méline: de 8.337 millions en 1891, il est tombé à 7.648 millions en 1892, à 7090 millions en 1893, à 6.928 en 1894, et il n'a regagné en 1895 qu'une faible partie du terrain qu'il avait perdu.

Toutes les industries d'exportation, c'est-à-dire les industries les plus progressives et les plus vivaces, celles qui sont capables d'affronter sans protection, la concurrence étrangère, ont été atteintes; elles ont moins produit, moins vendu, et selon toute apparence réalisé moins de profits. La condition des autres estelle meilleure? A-t-on vu depuis la « réforme douanière » dont M. Méline est le Cobden, se fonder beaucoup d'entreprises nouvelles? Tandis qu'en Angleterre le nombre des compagnies par actions a plus que doublé depuis dix ans (de 9.471 avec un capital versé de 529 millions sterling, il a passé à 19.340 avec un capital versé de 1062 milions sterling), la diminution du produit de l'impôt sur les valeurs mobilières atteste en France sa décroissance manifeste.

C'est que les perspectives d'avenir de l'industrie ne sont pas précisément engageantes. L'esprit d'entreprise est obligé de compter à la fois avec le protectionnisme qui lui enlève sur le marché universel plus de clients qu'il ne lui en réserve sur le marché national, avec l'Etatisme qui, mettant en pratique l'adage: << protection bien ordonnée commence par soi-même », s'empare des branches d'industrie qui lui paraissent les plus profitables: allumettes, télégraphes et téléphones, en attendant les chemins de fer et le reste, avec le socialisme qui s'efforce de rendre la vie assez dure au patron pour l'obliger à abdiquer en faveur de ses ouvriers. Enfin, tout en manifestant son intention formelle d'extirper le socialisme révolutionnaire avec l'anarchisme, l'Etat se prépare à « sérier » un ensemble de réformes destinées à faire évolutionner la société vers le bon socialisme. Il a entamé cette série évolutive, en proposant une loi ayant pour objet de transférer au patron les risques industriels qui incombent à l'ouvrier, sans paraître se douter que le salaire se grossit naturellement de la prime nécessaire à la couverture de ces risques, et qu'en chargeant le patron de les couvrir, on s'expose soit à l'acheminer à la faillite soit à l'obliger à abaisser le salaire du montant de la prime aggravé par les frais et les embarras que lui cause ce transfert

artificiel. Mais que voulez-vous? Il faut bien avoir l'air de faire quelque chose pour la classe ouvrière.

Ce qui pourrait nous consoler des maux que nous infligent et des périls dont nous menacent le protectionnisme, l'étatisme et le socialisme sans oublier le militarisme et le colonialisme, c'est que ces maladies ne sont pas moins répandues dans les autres parties du monde civilisé. Il y a même des pays, tels que l'Italie et l'Espagne, où elles commettent des ravages plus difficiles à supporter et à réparer. Pendant que les politiciens italiens votent, sans compter, les millions nécessaires pour ouvrir en Abyssinie un nouveau débouché à leur surcroît de fonctionnaires et de militaires, les paysans et les ouvriers des solfatares de la Sicile meurent littéralement de faim, et, dans le seul mois de novembre, 20.000 émigrants, chassés par la misère, s'embarquaient à Gênes pour l'Amérique du Sud. L'Espagne n'est pas dans une situation plus prospère. Le mème système d'exploitation qui lui a fait perdre la plus grande partie de son immense empire colonial a provoqué à Cuba des insurrections qu'elle s'épuise à réprimer, sans consentir à donner satisfaction aux justes griefs des colons. Nous ignorons encore quelle sera l'issue de celle qui ensanglante et dévaste en ce moment la perle des Antilles. Le déplorable usage que les républiques de l'Amérique du Sud ont fait de leur indépendance ne nous permet pas de souhaiter bien vivement que Cuba s'affranchisse du joug de l'Espagne, car il y a grande apparence que les politiciens indigènes ne vaudront guère mieux que leurs congénères de la métropole, mais il n'en est pas moins certain qu'aucune tentative séparatiste n'aura été justifiée par de plus criants abus. Sur une recette de 20.492.704 piastres en 1894, 10.638.102 piastres ont été absorbés par les intérêts de la dette que l'Espagne a contractée pour réprimer les insurrections antérieures, 6.061.682 par le budget de la guerre et 2.289.535 par les pensions de fonctionnaires espagnols. C'est à peine s'il restait 1.500.000 piastres pour l'administration intérieure. Il est inutile d'ajouter qu'aux tributs payés à l'Etat s'ajoutent ceux dont jouissent les bénéficiaires du système colonial; et telle est, cependant, l'incurable stérilité de ce système que Cuba figure à peine pour un quinzième dans le commerce extérieur de l'Espagne.

Pour de bien moindres griefs, les colonies anglaises de l'Amérique du Nord s'insurgeaient au siècle dernier contre leur métropole, et elles trouvaient au dehors, particulièrement en France, des sympathies ardentes et un concours matériel. Les Lafayette et les Rochambeau étaient alors des héros populaires. Il ne

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