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commença par se ménager, avec art, la protection des princes les plus puissants du voisinage, qui lui donnèrent une garde à sa solde.

« Dans ses voyages aux îles Philippines et à Batavia, il avait pris des Européens ce qu'ils ont de meilleur, suivant les Chinois, dans la science politique, l'art de se fortifier et de se défendre. Bientôt les profits de son commerce le mirent en état d'élever des remparts, de creuser des fossés et de se pourvoir d'artillerie. Ces premières précautions le mirent à couvert d'un coup de main, et le garantirent des entreprises des peuples barbares qui l'environnaient.

Il distribua les terres à ses cultivateurs en pur don, sans une réserve de ces droits connus sous le nom de servis, lods et ventes; droits qui ne laissant aucune propriété, sont le fléau le plus terrible de l'agriculture, et dont l'idée n'est jamais tombée sous le sens commun des peuples sages. Il ajouta à ce premier bienfait celui de procurer à ses colons tous les instruments nécessaires pour faire valoir leurs terres.

Dans son projet de former un peuple de laboureurs et de négociants, il crut ne devoir proposer que les lois que la nature a données aux hommes de tous les climats; il sut les faire respecter en leur obéissant le premier, en donnant l'exemple de la simplicité, du travail, de la frugalité, de la bonne foi et de l'humanité; il n'établit donc aucunes lois, il fit beaucoup plus, il établit des mœurs.

<< Son territoire devint le pays de tous les hommes laborieux qui voulurent s'y établir. Son port fut ouvert à toutes les nations; bientôt les forêts furent abattues avec intelligence, les terres furent ouvertes et ensemencées de riz; des canaux tirés des rivières inondèrent les champs, et des moissons abondantes fournirent d'abord aux cultivateurs la matière de leur subsistance, puis l'objet d'un commerce immense.

« Les peuples barbares du voisinage, étonnés de la promptitude avec laquelle l'abondance avait succédé à la stérilité, vinrent chercher leur nourriture dans les magasins de Ponthiamas. Ce petit territoire est regardé aujourd'hui comme le grenier le plus abondant de cette partie orientale de l'Asie. Les Malais, les Cochinchinois, Siam même, ce pays naturellement si fertile, regardent ce port comme une ressource assurée contre les disettes.

« Les procédés de la culture du riz, qui est la principale du pays, sont les mêmes qu'en Cochinchine. J'en parlerai ci-après; mon objet est de faire remarquer que ce n'est pas à une méthode particulière de cultiver la terre, que les heureux habitants de Ponthiamas doivent l'abondance dont ils jouissent, mais à leurs lois et à leurs mœurs.

« Si le négociant chinois, fondateur de cette société de laboureurs négociants, imitant le vulgaire des souverains de l'Asie, avait établi des impôts arbitraires; si par une invention féodale dont il avait l'exemple chez ses voisins, il avait voulu garder pour un seul la propriété des terres, en feignant de les céder aux cultivateurs; si dans un palais, il avait établi le luxe à la place de la simplicité qu'il fit régner dans sa maison; s'il avait mis sa grandeur à avoir une cour brillante, à se voir environné d'une foule de serviteurs inutiles, en donnant la préférence aux talents agréables; s'il avait méprisé ces hommes laborieux qui ouvrent la terre, l'arrosent de leur sueur et nourrissent leurs frères; s'il avait traité ses associés comme des esclaves; s'il avait reçu dans son port les étrangers, autrement que comme ses amis; les terres de son territoire seraient encore en friche et dépeuplées, ou ses malheureux habitants mourraient de faim, malgré toutes leurs connaissances sur l'agriculture, et avec les instruments les plus merveilleux, soit pour ouvrir la terre, soit pour l'ensemencer. Mais le sage Kiang-tse, c'est le nom du négociant chinois dont je parle, persuadé qu'il serait toujours très riche, si ses cultivateurs l'étaient, n'établit qu'un droit médiocre sur les marchandises qui entraient dans son port; le revenu de ses terres lui parut suffire pour le rendre puissant. Sa bonne foi, sa modération, son humanité le firent respecter. Il ne prétendit jamais régner, mais seulement établir l'empire de la raison.

<< Son fils, qui occupe aujourd'hui sa place, a hérité de ses vertus, comme de ses biens. Il est parvenu, par l'agriculture et le commerce des denrées que produit son territoire, à un tel degré de puissance, que les barbares ses voisins lui donnent tous le titre de roi qu'il dédaigne. Il ne prétend des droits de la royauté que le plus beau de tous, celui de faire du bien à tous les hommes. Très content d'être le premier laboureur et le premier négociant de son pays, il mérite sans doute, ainsi que son père, un titre plus grand que celui de roi, celui de bienfaiteur de l'humanité.

Qu'il me soit permis de le dire ici en passant, quelle différence entre de tels hommes et ces conquérants célèbres qui ont étonné, désolé la terre, et qui abusant du droit de conquête, ont établi des lois qui, même après que le genre humain a été délivré d'eux, perpétuent encore les malheurs du monde pendant la suite des siècles ! »

Cette relation du voyageur français a été le thème sur lequel SaintLambert a brodé son utopie portant le même nom de Ponthiamas, (dans le Cathéchisme universel, t. I, 1798); « petit pays, dit-il, connu seulement de M. Poivre >.

Ces dernières paroles impliquent-elles que la colonie fondée par Kiang-tse ne soit qu'une fantaisie imaginée par notre célèbre voyageur, comme on ne se privait pas d'en inventer au siècle dernier?

Il est certain, d'une part, que cette colonie est fondée d'après les principes favoris de Poivre en politique économique; mais cela est tout naturel de la part d'un colonisateur chinois, car c'est en Chine que Poivre avait puisé la plupart de ses idées physiocratiques.

D'autre part, la description topographique et politique de Ponthiamas forme un chapitre des Voyages, et se trouve à sa place naturelle, entre la description de la Malaisie et celle du Cambodge; car, il paraît peu probable qu'un homme aussi sérieux que Poivre ait intercalé un conte parmi les faits véridiques qu'il expose, sans en avertir directement ou indirectement les lecteurs. Les mensonges auraient discrédité les vérités.

Quoi qu'il en soit, si l'histoire de Ponthiamas est inventée, elle n'a rien d'invraisemblable, et il serait à désirer que les fables de ce genre devinssent des histoires.

Pierre Poivre n'est plus guère connu aujourd'hui, ni par son œuvre, ni même par son nom. Des plus anciens d'entre nous, deux ou trois ont peut-être lu ses Voyages; un certain nombre se souviennent vaguement d'en avoir entendu parler dans leur jeunesse; les autres ignorent complètement quel fut cet homme et ce qu'il a fait.

Nous demandons la permission de donner une petite notice de sa vie et de ses travaux, ce sera peut-être la dernière fois qu'il sera parlé de cet homme de bien.

Né à Lyon, en août 1719, Poivre fit ses premières études dans sa ville natale et les termina à Paris dans la congrégation des missions étrangères. Dans cet établissement, il prit ou il développa en lui le goût des voyages et, tout en se préparant à la carrière ecclésiastique, il prit la résolution d'étudier les mœurs, les usages, l'industrie des nations étrangères qu'il évangéliserait, afin d'en faire profiter ses concitoyens.

Les supérieurs des missions étrangères se hâtèrent de l'affilier à leur ordre, et il l'envoyèrent en Chine, dès l'âge de 20 ans, quoiqu'il ne fut pas encore engagé dans les ordres.

Poivre passa deux années en Chine où il apprit la langue et étudia les mœurs; il passa deux autres années en Cochinchine. En 1745, il revenait en France pour recevoir les ordres. Le vaisseau qui le portait fut attaqué par les Anglais. Poivre aidant à la manœuvre, secourant les blessés, eut le bras emporté par un boulet de canon.

Cet accident l'obligea à renoncer à la prêtrise. De retour en France, la Compagnie des Indes l'envoya en Cochinchine comme ministre de France« Un trait peindra son désintéressement ingénu, dit un de ses biographes. Il écrivait à la Compagnie des Indes : « Je vous ai remplacé

telle chose de mon argent, parce que je m'étais laissé voler par ma faute; et il n'est pas juste que vous supportiez cette perte ».

En 1754, Poivre est nommé membre correspondant de l'Académie des sciences; il entra aussi à celle de Lyon, où il lut deux mémoires intitulés Observations sur les mœurs et les arts des peuples de l'Afrique et de l'Asie. L'Académie voulut faire imprimer ces mémoires; le gouvernement approuva cette résolution, puis il en suspendit l'effet. Il est probable qu'on trouverait les raisons de cette mesure dans les critiques indirectes qu'il adresse sonvent aux gouvernements européens.

Comme Poivre était actif et bon administrateur, il en avait donné de nombreuses preuves à la Compagnie des Indes, il fut envoyé, en 1767, par le gouvernement, à l'Ile-de-France, en qualité de commissaire du roi et président des conseils supérieurs. Il continua de faire tous ses efforts pour la prospérité des colonies françaises, et surtout pour y introduire les épices et d'autres produits coloniaux qui étaient monopolisés par les Hollandais.

L'administration des colonies n'était pas mieux organisée à cette époque qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il y avait deux gouverneurs, l'un civil, l'autre militaire, qui étaient toujours en antagonisme et dont la prospérité des colonies était le moindre souci. Poivre se trouvait là entre l'enclume et le marteau; il fit beaucoup de bien; il en aurait fait davantage s'il n'avait pas été empêché; il en fit assez pour revenir en France en 1773 à peu près disgracié.

<«< Deux ans s'écoulèrent, dit son biographe, avant qu'on lui rendît la justice que méritait son administration. Mais enfin M. Turgot, l'ami et l'exemple de tous les gens de bien, M. Turgot, si digne par ses lumières, ses vertus et son courage d'essuyer des persécutions du même genre, et qui, en effet, en a été depuis la victime, se montra le protecteur éclairé de M. Poivre. »>

Les amis de Poivre voulurent alors lui faire occuper la place de prévôt des marchands de Lyon; mais il ne fit aucune des démarches nécessaires et ne fut point élu. Il passa le reste de ses jours dans la vie privée et mourut le 6 janvier 1786.

Les idées politiques et économiques de Poivre sont généralement les mêmes que celles des physiocrates. Pour lui, le bonheur des peuples dépend de la prospérité de l'agriculture; et celle-ci dépend de la liberté dont jouissent les hommes et les choses: liberté du travail pour les hommes, liberté du commerce pour les choses. Le gouvernement chinois a sa préférence sur tous les autres, non pas à cause de son mandarinisme, mais parce qu'il laisse libres la terre et les hommes. « Les terres sont libres comme les hommes, dit-il en parlant de la

Chine, par conséquent point de servis et partages, point de lods et ventes; point de ces hommes intéressés à désirer le malheur public, de ces fermiers de servis, qui ne s'enrichissent jamais plus que lorsqu'un défaut de récolte a ruiné les campagnes, et réduit le malheureux laboureur à mourir de faim, après avoir sué toute l'année pour nourrir ses frères; point de ces hommes dont la profession destructive a été enfantée dans le délire des lois féodales, sous les pas desquelles naissent des milliers de procès qui arrachent le cultivateur de sa charrue pour l'envoyer dans les retraites obscures et dangereuses de la chicane, défendre ses droits, et perdre un temps précieux pour la nourriture des hommes. >>>

Il paraît que Poivre tenta, avec ou sans l'assentiment du roi, d'introduire le régime chinois de la propriété terrienne à l'Ile-de-France. Dans le Discours qu'il prononça à la première assemblée du Conseil supérieur, le 3 août 1767, on lit ce passage caractéristique de ses intentions :

<< Loin donc de nos heureux climats cet axiome moderne point de terre sans seigneur, axiome destructeur, ruineux pour l'agriculture, source inépuisable de trouble et de procès. Grâce à l'équité du roi et du ministre bienfaisant qui gouverne et protège ces îles, celui-là y sera vrai propriétaire, dans toute la force du terme, et seul maître de sa terre, qui l'aura héritée de ses pères, ou qui l'aura légitimement acquise. >>

C'est, comme on voit, la terre aux paysans, mais par un moyen diamétralement opposé à celui que préconisent nos socialistes : au lieu de mettre la terre entre les mains de l'État et des sous-États, comme si elle n'y était pas d'avance, Poivre veut la laisser entre les mains des cultivateurs, libre des lods et ventes et autres charges que l'État lui impose et qui la rendait inaccessible aux pauvres.

Une dernière citation pour montrer que Poivre est des plus résolus partisans du laissez faire, laissez passer, pas trop gouverner:

<«< Que les hommes, s'écrie-t-il, se sont donné de peine pour se rendre malheureux d'un bout de la terre à l'autre! Créés pour vivre en famille, pour cultiver la terre, pour jouir par leur travail, des dons infinis du créateur, ils n'avaient qu'à prêter l'oreille à la voix de la nature; elle leur indiquait le bonheur ici-bas. Ils se sont fatigués l'esprit pour imaginer des institutions barbares, des législations alambiquées qui n'étant pas conformes à la loi que chaque homme porte dans son cœur, n'étant pas faites pour des hommes, n'ont pu s'établir que par la force, en inondant la terre de sang. Ces lois une fois établies ont continué de désoler la terre en opprimant l'agriculture, et en arrêtant la population.

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