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ainsi qu'on mène les hommes, sans contrainte, par la récompense et par le bon ordre. L'autorité seule ne fait jamais bien, la soumission des inférieurs ne suffit pas : il faut gagner les cœurs, et faire trouver aux hommes leur avantage pour les choses où l'on veut se servir de leur industrie.

Pygmalion craint tout, et des étrangers et de si bon métier; et, dès sa plus tendre jeunesse, ses sujets. Au lieu d'ouvrir, suivant notre ancienne il se hâte de lui enseigner à manier la rame, à tencoutume, ses ports à toutes les nations les plus éloi-dre les cordages, et à mépriser les tempêtes. C'est gnées, dans une entière liberté, il veut savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays, les noms des hommes qui y sont, leur genre de commerce, la nature et le prix de leurs marchandises, et le temps qu'ils doivent demeurer ici. Il fait encore pis; car il use de supercherie pour surprendre les marchands, et pour confisquer leurs marchandises. Il inquiète les marchands qu'il croit les plus opulents; il établit, sous divers prétextes, de nouveaux impôts. Il veut entrer lui-même dans le commerce; et tout le monde craint d'avoir quelque affaire avec lui. Ainsi le commerce languit, les étrangers oublient peu à peu le chemin de Tyr, qui leur était autrefois si doux et, si Pygmalion ne change de conduite, notre gloire et notre puissance seront bientôt transportées à quelque autre peuple mieux gouverné que nous.

Je demandai ensuite à Narbal comment les Tyriens s'étaient rendus si puissants sur la mer : car je voulais n'ignorer rien de tout ce qui sert au gouvernement d'un royaume. Nous avons, me répondit-il, les forêts du Liban qui fournissent le bois des vaisseaux; et nous les réservons avec soin pour cet usage: on n'en coupe jamais que pour les besoins publics. Pour la construction des vaisseaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles. Comment, lui disais-je, avez-vous pu faire pour trouver ces ouvriers?

Après ce discours, Narbal me mena visiter tous les magasins, les arsenaux, et tous les métiers qui servent à la construction des navires. Je demandais le détail des moindres choses, et j'écrivais tout ce j'avais appris, de peur d'oublier quelque circonstance utile.

Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion, et qui m'aimait, attendait avec impatience mon départ, craignant que je ne fusse découvert par les espions du roi, qui allaient nuit et jour par toute la ville mais les vents ne nous permettaient point encore de nous embarquer. Pendant que nous étions occupés à visiter curieusement le port, et à interroger divers marchands, nous vîmes venir à nous un officier de Pygmalion, qui dit à Narbal: Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines de vaisseaux qui sont revenus d'Égypte avec vous, que vous avez mené d'Égypte un étranger qui passe pour Chyprien le roi veut qu'on l'arrête, et qu'on sache certainement de quel pays il est ; vous en répondrez sur votre tête. Dans ce moment, je m'étais un peu éloigné pour regarder de plus près les proportions que les Tyriens avaient gardées dans la construction d'un vaisseau presque neuf, qui était, disait-on, par cette proportion si exacte de toutes ses parties, le meilleur voilier qu'on eût jamais vu dans le port; et j'interrogeais l'ouvrier qui avait réglé ces proportions.

Narbal, surpris et effrayé, répondit: Je vais chercher cet étranger, qui est de l'île de Chypre. Quand il eut perdu de vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger où j'étais. Je ne l'avais que trop prévu, me dit-il, mon cher Télé

Il me répondait: Ils se sont formés peu à peu dans le pays. Quand on récompense bien ceux qui excellent dans les arts, on est sûr d'avoir bientôt des hommes qui les mènent à leur dernière perfection; car les hommes qui ont le plus de sagesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts auxquels les grandes récompenses sont attachées. Ici on traite avec honneur tous ceux qui réussissent dans les arts et dans les sciences utiles à la navigation. On considère un bon géomètre : on estime fort un habile astronome; on comble de bien un pilote qui surpasse les autres dans sa fonc-maque! nous sommes perdus! Le roi, que sa détion: on ne méprise point un bon charpentier; au contraire, il est bien payé et bien traité. Les bons rameurs mêmes ont des récompenses sûres, et proportionnées à leurs services; on les nourrit bien; on a soin d'eux quand ils sont malades; en leur absence on a soin de leurs femmes et de leurs enfants; s'ils périssent dans un naufrage, on dédommage leurs familles : on renvoie chez eux ceux qui ont servi un certain temps. Ainsi on en a autant qu'on en veut le père est ravi d'élever son fils dans un

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fiance tourmente jour et nuit, soupçonne que vous n'êtes pas de l'île de Chypre ; il ordonne qu'on vous arrête : il veut me faire périr si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous? O dieux, donneznous la sagesse pour nous tirer de ce péril. Il faudra, Télémaque, que je vous mène au palais du roi. Vous soutiendrez que vous êtes Chyprien, de la ville d'Amathonte, fils d'un statuaire de Vénus. Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre père; et peut-être que le roi, sans approfondir davantage,

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vous laissera partir. Je ne vois plus d'autre moyen de sauver votre vie et la mienne.

Je répondis à Narbal : Laissez périr un malheureux que le destin veut perdre. Je sais mourir, Narbal; et je vous dois trop pour vouloir vous entraîner dans mon malheur. Je ne puis me résoudre à mentir; je ne suis pas Chyprien, et je ne saurais dire que je le suis. Les dieux voient ma sincérité : c'est à eux à conserver ma vie par leur puissance, s'ils le veulent; mais je ne veux point la sauver par un mensonge.

Narbal me répondait : Ce mensonge, Télémaque, n'a rien qui ne soit innocent; les dieux mêmes ne peuvent le condamner: il ne fait aucun mal à personne; il sauve la vie à deux innocents; il ne trompe le roi que pour l'empêcher de faire un grand crime. Vous poussez trop loin l'amour de la vertu et la crainte de blesser la religion.

Il suffit, lui disais-je, que le mensonge soit mensonge pour n'être pas digne d'un homme qui parle en présence des dieux, et qui doit tout à la vérité. Celui qui blesse la vérité offense les dieux, et se blesse soi-même, car il parle contre sa conscience. Cessez, Narbal, de me proposer ce qui est indigne de vous et de moi. Si les dieux ont pitié de nous, ils sauront bien nous délivrer: s'ils veulent nous laisser périr, nous serons en mourant les victimes de la vérité, et nous laisserons aux hommes l'exemple de préférer la vertu sans tache à une longue vie : la mienne n'est déjà que trop longue, étant si malheureuse. C'est vous seul, ô mon cher Narbal, pour qui mon cœur s'attendrit. Fallait-il que votre amitié pour un malheureux étranger vous fût si funeste!

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ments; et elle faisait semblant de ne vouloir vivre que pour lui, dans le même temps où elle ne pouvait le souffrir. Il y avait à Tyr un jeune Lydien nommé Malachon, d'une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaisirs. Il ne songeait qu'à conserver la délicatesse de son teint, qu'à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu'à se parfumer, qu'à donner un tour gracieux aux plis de sa robe, enfin qu'à chanter ses amours sur sa lyre. Astarbé le vit; elle l'aima, et devint furieuse. Il la méprisa, parce qu'il était passionné pour une autre femme. D'ailleurs il craignit de s'exposer à la cruelle jalousie du roi. Astarbé, se sentant méprisée, s'abandonna à son ressentiment. Dans son désespoir, elle s'imagina qu'elle pouvait faire passer Malachon pour l'étranger que le roi faisait chercher, et qu'on disait qui était venu avec Narbal. En effet, elle le persuada à Pygmalion, et corrompit tous ceux qui auraient pu le détromper. Comme il n'aimait point les hommes vertueux, et qu'il ne savait point les discerner, il n'était environné que de gens intéressés, artificieux, prêts à exécuter ses ordres injustes et sanguinaires. De telles gens craignaient l'autorité d'Astarbé, et ils lui aidaient à tromper le roi, de peur de déplaire à cette femme hautaine qui avait toute sa confiance. Ainsi Malachon, quoique connu pour Lydien dans toute la ville, passa pour le jeune étranger que Narbal avait emmené d'Égypte : il fut mis en prison.

Astarbé, qui craignit que Narbal n'allât parler au roi, et ne découvrît son imposture, envoyait en diligence à Narbal cet officier, qui lui dit ces paroles: Astarbé vous défend de découvrir au roi quel est votre étranger; elle ne vous demande que le si

soit content de vous: cependant hâtez-vous de faire embarquer avec les Chypriens le jeune étranger que vous avez emmené d'Égypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville. Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver sa vie et la mienne, promit de se taire; et l'officier, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandait, s'en retourna rendre compte à Astarbé de sa commission.

Nous demeurâmes longtemps dans cette espèce de combat: mais enfin nous vîmes arriver un hom-lence, et elle saura bien faire en sorte que le roi me qui courait hors d'haleine; c'était un autre officier du roi, qui venait de la part d'Astarbé. Cette femme était belle comme une déesse; elle joignait aux charmes du corps tous ceux de l'esprit; elle était enjouée, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes trompeurs elle avait, comme les Sirènes, un cœur cruel et plein de malignité; mais elle savait cacher ses sentiments corrompus par un profond artifice. Elle avait su gagner le cœur de Pygmalion, Narbal et moi, nous admirâmes la bonté des par sa beauté, par son esprit, par sa douce voix, dieux, qui récompensaient notre sincérité, et qui et par l'harmonie de sa lyre. Pygmalion, aveuglé ont un soin si touchant de ceux qui hasardent tout par un violent amour pour elle, avait abandonné pour la vertu. Nous regardions avec horreur un la reine Topha, son épouse. Il ne songeait qu'à con- roi livré à l'avarice et à la volupté. Celui qui craint tenter toutes les passions de l'ambitieuse Astarbé: avec tant d'excès d'être trompé, disions-nous, mél'amour de cette femme ne lui était guère moins rite de l'être, et l'est presque toujours grossièrefuneste que son infâme avarice. Mais, quoiqu'il eûtment. Il se défie des gens de bien, et il s'abandonne

tant de passion pour elle, elle n'avait pour lui que du mépris et du dégoût; elle cachait ses vrais senti

à des scélérats: il est le seul qui ignore ce qui se passe. Voyez Pygmalion; il est le jouet d'une femme

sans pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge des méchants pour sauver les bons qui aiment mieux perdre la vie que de mentir.

En même temps nous aperçumes que les vents changeaient, et qu'ils devenaient favorables aux vaisseaux de Chypre. Les dieux se déclarent, s'écria Narbal; ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en sûreté : fuyez cette terre cruelle et maudite! Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus! Heureux qui pourrait vivre et mourir avec vous! mais un destin sévère m'attache à cette malheureuse patrie; il faut souffrir avec elle peut-être faudra-t-il être enseveli dans ses ruines; n'importe, pourvu que je dise toujours la vérité, et que mon cœur n'aime que la justice. Pour vous, ô mon cher Télémaque, je prie les dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder le plus précieux de tous leurs dons, qui est la vertu pure et sans tache jusqu'à la mort. Vivez, retournez en Ithaque, consolez Pénélope, délivrez-la de ses téméraires amants. Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu'il trouve en vous un fils qui égale sa sagesse! Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal, et ne cessez jamais de m'ai

mer.

Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans lui répondre de profonds soupirs m'empêchaient de parler; nous nous embrassions en silence. Il me mena jusqu'au vaisseau; il demeura sur le rivage; et quand le vaisseau fut parti, nous ne cessions de nous regarder tandis que nous pûmes

nous voir.

LIVRE IV.

Calypso interrompt Télémaque pour le faire reposer. Mentor le bláme en secret d'avoir entrepris le récit de ses aventures, et cependant lui conseille de l'achever, puisqu'il l'a commencé. Télémaque, selon l'avis de Mentor, continue son récit. Pendant le trajet de Tyr, à l'ile de Chypre, il voit en songe Vénus et Cupidon l'inviter au plaisir : Minerve lui apparait aussi, le protégeant de son égide, et Mentor l'exhortant a fuir de l'ile de Chypre. A son réveil, les Chypriens, noyés dans le vin, sont surpris par une furieuse tempête, qui eût fait périr le navire, si Télémaque lui-même n'eût pris en main le gouvernail, et commandé les manœuvres. Enfin, on arrive dans l'ile. Peintures des mœurs voluptueu

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bile, et transportée de plaisir en écoutant les aventures de Télémaque, l'interrompit pour lui faire prendre quelque repos. Il est temps, lui dit-elle, que vous alliez goûter les douceurs du sommeil, après tant de travaux. Vous n'avez rien à craindre ici : tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie ; goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblé. Demain, quand l'aurore avec ses doigts de roses entr'ouvrira les portes dorées de l'orient, et que les chevaux du soleil, sortant de l'onde amère, répandront les flammes du jour pour chasser devant eux toutes les étoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votre père n'a égalé votre sagesse et votre courage: ni Achille, vainqueur d'Hector, ni Thésée revenu des enfers, ni même le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil vous rende cette nuit courte. Mais, hélas! qu'elle sera longue pour moi! qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais déjà, et de vous demander ce que je ne sais pas encore! Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu; allez dans cette grotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus doux charmes sur vos paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués, et de vous envoyer des songes légers qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes, et repoussent loin de vous tout ce qui pourrait vous réveiller trop prompte

ment.

La déesse conduisit elle-même Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n'était ni moins rustique ni moins agréable. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un doux murmure qui appelait le sommeil. Les nymphes y avaient préparé deux lits d'une molle verdure sur lesquels elles avaient étendu deux grandes peaux, l'une de lion, pour Télémaque, et l'autre d'ours, pour Mentor.

Avant que de laisser fermer ses yeux au som

ses de ses habitants, du culte rendu à Vénus, et des impres-meil, Mentor parla ainsi à Télémaque : Le plaisir sions funestes que ce spectacle produit sur le cœur de Télémaque. Les sages conseils de Mentor, qu'il retrouve tout à coup en ce lieu, le délivrent d'un si grand danger. Le Syrien Hasael, à qui Mentor avait été vendu, ayant été contraint par les vents de relâcher à l'ile de Chypre, comme il allait en Crète pour y étudier les lois de Minos, rend à Télémaque son sage conducteur, et s'embarque avec eux pour l'ile de Crète. Ils jouissent, dans ce trajet, du beau spectacle d'Amphitrite trainée dans son char par des chevaux marins. Calypso, qui avait été jusqu'à ce moment immo

de raconter vos histoires vous a entraîné ; vous avez charmé la déesse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré : par là vous n'avez fait qu'enflammer davantage son cœur et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Comment espérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son île, vous qui l'avez enchantée par le récit de vos aventures? L'amour

d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'était engagée à vous raconter des histoires et à vous apprendre quelle a été la destinée d'Ulysse; elle a trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire, et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu'elle désire savoir tel est l'art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, ô Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité, et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n'est pas utile à dire? Les autres admirent votre sagesse dans un âge où il est pardonnable d'en manquer : pour moi, je ne puis vous pardonner rien : je suis le seul qui vous connais, et qui vous aime assez pour vous avertir | de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre père!

Quoi donc! répondit Télémaque, pouvais-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs? Non, reprit Mentor, il fallait les lui raconter; mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvait lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été tantôt errant, tantôt captif en Sicile, puis en Égypte. C'était lui dire assez; et tout le reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui brûle déjà son cœur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s'en préserver! Mais que ferai-je donc? continua Télémaque, d'un ton modéré et docile. Il n'est plus temps, repartit Mentor, de lui cacher ce qui reste de vos aventures : elle en sait assez pour ne pouvoir être trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore; votre réserve ne servirait qu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil, et ils se couchèrent.

:

Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appelait ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. Il est temps, lui dit-il, de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso mais défiez-vous de ses douces paroles; ne lui ouvrez jamais votre cœur; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier, elle vous élevait au-dessus de votre sage père, de l'invincible Achille, du fameux Thésée, d'Hercule devenu immortel. Sentîtes-vous combien cette louange est excessive? Crûtes-vous ce qu'elle disait? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-même : elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vous croit faible et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vos actions.

Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse les attendait. Elle sourit en les voyant, et cacha,

sous une apparence de joie, la crainte et l'inquiétude qui troublaient son cœur ; car elle prévoyait que Télémaque, conduit par Mentor, lui échapperait de même qu'Ulysse. Hâtez-vous, dit-elle, mon cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité; j'ai cru, pendant toute la nuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une nouvelle destinée dans l'île de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage, et ne perdons pas un moment. Alors on s'assit sur l'herbe semée de violettes, à l'ombre d'un bocage épais.

Calypso ne pouvait s'empêcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés sur Télémaque, et de voir avec indignation que Mentor observait jusqu'au moindre mouvement de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchaient pour prêter l'oreille, et faisaient une espèce de demicercle, pour mieux voir et pour mieux écouter : les yeux de toute l'assemblée étaient immobiles et attachés sur le jeune homme. Télémaque, baissant les yeux, et rougissant avec beaucoup de grâce, reprit ainsi la suite de son histoire :

A peine le doux souffle d'un vent favorable avait rempli nos voiles, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j'étais avec les Chypriens, dont j'ignorais les mœurs, je résolus de me taire, de remarquer tout, et d'observer toutes les règles de la discrétion pour gagner leur estime. Mais pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir mes sens étaient liés et suspendus; je goûtais une paix et une joie profonde qui enivrait mon cœur.

Tout à coup je crus voir Vénus, qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres qui parurent en elle quand elle sortit de l'écume de l'Océan, et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit tout à coup d'un vol rapide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant la main sur l'épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire, tu arriveras bientôt dans cette île fortunée où les plaisirs, les ris et les jeux folâtres naissent sous mes pas. Là, tu brûleras des parfums sur mes autels; là, je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton cœur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus. puissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heureux.

En même temps j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les petites ailes s'agitant le faisaient voler autour de sa mère. Quoiqu'il eût sur son visage la tendresse, les grâces et l'enjouement de l'enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant; son ris était malin, mo

queur et cruel. Il tira de son carquois d'or la plus aiguë de ses flèches, il banda son arc, et allait me percer, quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son égide. Le visage de cette déesse n'avait point cette beauté molle et cette langueur passionnée que j'avais remarquée dans le visage et dans la posture de Vénus. C'était au contraire une beauté simple, négligée, modeste; tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La flèche de. Cupidon, ne pouvant percer l'égide, tomba par terre. Cupidon, indigné, en soupira amèrement; il eut honte de se voir vaincu. Loin d'ici, s'écria Minerve, loin d'ici, téméraire enfant! tu ne vaincras jamais que des âmes lâches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertu et la gloire. A ces mots, l'Amour irrité s'envola; et Vénus remontant vers l'Olympe, je vis longtemps son char avec ses deux colombes dans une nuée d'or et d'azur ; puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne trouvai plus Minerve.

Il me sembla que j'étais transporté dans un jardin délicieux, tel qu'on dépeint les Champs-Élysées. En ce lieu, je reconnus Mentor, qui me dit : Fuyez cette cruelle terre, cette île empestée, où l'on ne respire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne peut se sauver qu'en fuyant. Dès que je le vis, je voulus me jeter à son cou pour l'embrasser; mais je sentais que mes pieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dérobaient sous moi, et que mes mains, s'efforçant de saisir Mentor, cherchaient une ombre vaine qui m'échappait toujours. Dans cet effort, je m'éveillai, et je sentis que ce songe était un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moi-même pour détester la vie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le cœur fut que je crus que Mentor avait perdu la vie, et qu'ayant passé les ondes du Styx, il habitait l'heureux séjour des âmes justes.

Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurais. Les larmes, répondis-je, ne conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sans espérance de revoir sa patrie. Cependant tous les Chypriens qui étaient dans le vaisseau s'abandonnaient à une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s'endormaient sur leurs rames; le pilote, couronné de fleurs, laissait le gouvernail, et tenait en sa main une grande cruche de vin qu'il avait presque vidée : lui et tous les autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantaient en l'honneur de Vénus et de Cupidon, des vers qui devaient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu.

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Pendant qu'ils oubliaient ainsi les dangers de la mer, une soudaine tempête troubla le ciel et la mer. Les vents déchaînés mugissaient avec fureur dans les voiles; les ondes noires battaient les flancs du navire, qui gémissait sous leurs coups. Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées; tantôt la mer semblait se dérober sous le navire, et nous précipiter dans l'abîme. Nous apercevions auprès de nous des rochers contre lesquels les flots irrités se brisaient avec un bruit horrible. Alors je compris par expérience ce que j'avais souvent ouï dire à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens, abattus, pleuraient comme des femmes ; je n'entendais que des cris pitoyables, que des regrets sur les délices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvait arriver au port. Personne ne conservait assez de présence d'esprit ni pour ordonner les manoeuvres ni pour les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublé par le vin comme une bacchante, était hors d'état de connaître le danger du vaisseau : j'encourageai les matelots effrayés; je leur fis abaisser les voiles ils ramèrent vigoureusement; nous passâmes au travers des écueils, et nous vîmes de près toutes les horreurs de la mort.

Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me devaient la conservation de leur vie; ils me regardaient avec étonnement. Nous arrivâmes dans l'île de Chypre au mois du printemps qui est consacré à Vénus. Cette saison, disent les Chypriens, convient à cette déesse; car elle semble ranimer toute la nature, et faire naître les plaisirs comme les fleurs.

En arrivant dans l'île, je sentis un air doux qui rendait les corps lâches et paresseux, mais qui inspirait une humeur enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agréable, était presque inculte, tant les habitants étaient ennemis du travail. Je vis de tous côtés des femmes et de jeunes filles vainement parées, qui allaient, en chantant les louanges de Vénus, se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs éclataient également sur leur visage; mais les grâces y étaient affectées; on n'y voyait point une noble simplicité, et une pudeur aimable qui fait le plus grand charme de la beauté. L'air de mollesse, l'art de composer leurs visages, leur parure vaine, leur démarche languissante, leurs regards, qui semblaient chercher ceux des hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions; en un

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