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je ferai votre bonheur, pourvu que vous sachiez en jouir.

Télémaque suivait la déesse, accompagnée d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s'élevait de toute la tête, comme un grand chêne, dans une forêt, élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l'environnent. Il admirait l'éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe lon gue et flottante, ses cheveux noués par derrière négligemment, mais avec grâce; le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui tempérait cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence modeste, suivait Télémaque.

leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues, et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient couvertes de pampre vert qui pendait en festons le raisin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était accablée sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier, et tous les autres arbres, couvraient la campagne, et en faisaient un grand jardin.

Calypso ayant montré à Télémaque toutes ces beautés naturelles, lui dit : Reposez-vous; vos habits sont mouillés, il est temps que vous en changiez; ensuite nous nous reverrons, et je vous raconterai des histoires dont votre cœur sera touché. En même temps elle le fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus secret et le plus reculé d'une grotte voisine de celle où la déesse demeurait. Les nymphes avaient eu soin d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de cèdre dont la bonne odeur se répandait de tous côtés, et elles y avaient laissé des habits pour les nouveaux hôtes. ↑

Télémaque, voyant qu'on lui avait destiné une tunique d'une laine fine, dont la blancheur effa

On arriva à la porte de la grotte de Calypso, où Télémaque fut surpris de voir, avec une apparence de simplicité rustique, des objets propres à charmer les yeux. Il est vrai qu'on n'y voyait ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues mais cette grotte était taillée dans le roc, en voûte pleine de rocailles et de coquilles; elle était tapissée d'une jeune vigne qui étendait ses branches souples également de tous côtés. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'amaranthes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cris-çait celle de la neige, et une robe de pourpre avec tal mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums; ce bois semblait couronner ces belles prairies, et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Là on n'entendait jamais que le chant des oiseaux, ou le bruit d'un ruisseau, qui, se précipitant du haut d'un rocher, tombait à gros bouillons pleins d'écume, et s'enfuyait au travers de la prairie.

La grotte de la déesse était sur le penchant d'une colline. De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers, où elle se brisait en gémissant, et élevant ses vagues comme des montagnes. D'un autre côté, on voyait une rivière où se formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les nues. Les divers canaux qui formaient ces îles semblaient se jouer dans la campagne les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité; d'autres avaient une eau paisible et dormante; d'autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas comme pour remonter vers

une broderie d'or, prit le plaisir qui est naturel à un jeune homme, en considérant cette magnifi

cence.

Mentor lui dit d'un ton grave: Est-ce donc là, ô Télémaque, les pensées qui doivent occuper le cœur du fils d'Ulysse? Songez plutôt à soutenir la réputation de votre père, et à vaincre la fortune qui vous persécute. Un jeune homme qui aime à se parer vainement comme une femme, est indigne de la sagesse et de la gloire : la gloire n'est due qu'à un cœur qui sait souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs.

Télémaque répondit en soupirant : Que les dieux me fassent périr plutôt que de souffrir que la mollesse et la volupté s'emparent de mon cœur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lâche et efféminée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, après notre naufrage, cette déesse ou cette mortelle qui nous comble de biens?

Craignez, repartit Mentor, qu'elle ne vous accable de maux; craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui ont brisé votre navire : le naufrage et la mort sont moins funestes que les plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesse est

présomptueuse, elle se promet tout d'elle-même: quoique fragile, elle croit pouvoir tout, et n'avoir jamais rien à craindre; elle se confie légèrement et sans précaution. Gardez-vous d'écouter les paroles douces et flatteuses de Calypso', qui sé glisseront comme un serpent sous les fleurs; craignez le poison caché : défiez-vous de vous-même, et attendez toujours mes conseils.

tempête: son vaisseau, après avoir été le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si triste exemple. Après son naufrage, vous n'avez plus rien à espérer, ni pour revoir, ni pour régner jamais dans l'île d'Ithaque après lui; consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez ici une divinité prête à vous rendre heureux, et un royaume qu'elle vous offre.

Ensuite ils retournèrent auprès de Calypso, qui les attendait. Les nymphes, avec leurs cheveux tressés et des habits blancs, servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goût et pour la propreté. On n'y voyait aucune autre viande que celle des oiseaux qu'elles avaient pris dans des filets, ou des bêtes qu'elles avaient percées de leurs flèches à la chasse: un vin plus doux que le nectar coulait des grands vases d'argent dans des tasses d'or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l'automne répand sur la terre. En même temps quatre jeunes nymphes se mirent à chanter. D'abord elles chantèrent le combat des dieux contre les géants, puis les amours de Jupiter et de Sémélé, la naissance de Bacchus et son éducation conduite par le vieux Silène, la course d'Atalante et d'Hippomène, qui fut vainqueur par le moyen des pommes d'or venues du jardin des Hespérides; enfin la guerre de Troie fut aussi chantée; les combats d'Ulysse et sa sagesse furent élevés jusqu'aux cieux. La première des nym-combien il mérite d'être pleuré. phes, qui s'appelait Leucothoé, joignit les accords de sa lyre aux douces voix de toutes les autres. Quand Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulèrent le long de ses joues donnèrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso aperçut qu'il ne pouvait manger, et qu'il était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l'instant, on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes, et la descente d'Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice.

La déesse ajouta à ces paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avait été heureux auprès d'elle: elle raconta ses aventures dans la caverne du cyclope Polyphême, et chez Antiphates, roi des Lestrigons: elle n'oublia pas ce qui lui était arrivé dans l'île de Circé, fille du Soleil, ni les dangers qu'il avait courus entre Scylle et Charybde. Elle représenta la dernière tempête que Neptune avait excitée contre lui quand il partit d'auprès d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il était péri dans ce naufrage, et elle supprima son arrivée dans l'île des Phéaciens.

Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque, et lui parla ainsi : Vous voyez, fils du grand Ulysse, avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle nul mortel ne peut entrer dans cette île sans être puni de sa témérité; et votre naufrage même ne vous garantirait pas de mon indignation, si d'ailleurs je ne vous aimais. Votre père a eu le même bonheur que vous; mais, hélas! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardé longtemps dans cette île : il n'a tenu qu'à luid'y vivre avec moi dans un état immortel; mais l'aveugle passion de retourner dans sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour Ithaque, qu'il n'a pu revoir. Il voulut me quitter : il partit ; et je fus vengée par la

Télémaque, qui s'était d'abord abandonné trop promptement à la joie d'être si bien traité de Calypso, reconnut enfin son artifice, et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner. Il répondit en peu de mots : O déesse, pardonnez à ma douleur maintenant, je ne puis que m'affliger; peut-être que dans la suite j'aurai plus de force pour goûter la fortune que vous m'offrez : laissez-moi en ce moment pleurer mon père; vous savez mieux que moi

Calypso n'osa d'abord le presser davantage : elle feignit même d'entrer dans sa douleur, et de s'atten drir pour Ulysse. Mais, pour mieux connaître les moyens de toucher le cœur du jeune homme, elle lui demanda comment il avait fait naufrage, et par quelles aventures il était sur ces côtes. Le récit de mes malheurs, dit-il, serait trop long. Non, non, répondit-elle; il me tarde de les savoir; hâtez-vous de me les raconter. Elle le pressa longtemps. Enfin il ne put lui résister, et il parla ainsi :

J'étais parti d'Ithaque pour aller demander aux autres rois revenus du siége de Troie des nouvelles de mon père. Les amants de ma mère Pénélope furent surpris de mon départ : j'avais pris soin de le leur cacher, connaissant leur perfidie. Nestor, que je vis à Pylos, ni Ménélas, qui me reçut avec amitié dans Lacédémone, ne purent m'apprendre si mon père était encore en vie. Lassé de vivre toujours en suspens et dans l'incertitude, je me résolus d'aller dans la Sicile, où j'avais ouï dire que mon père avait été jeté par les vents. Mais le sage Mentor, que vous voyez ici présent, s'opposait à ce téméraire dessein : il me représentait, d'un côté, les Cyclopes, géants monstrueux qui dévorent les hommes ; de l'autre, la

flotte d'Énée et des Troyens, qui étaient sur ces cô- | une autre fois plus modéré dans vos désirs. Mais

tes. Ces Troyens, disait-il, sont animés contre tous les Grecs; mais surtout ils répandraient avec plaisir le sang du fils d'Ulysse. Retournez, continuait-il, en Ithaque : peut-être que votre père, aimé des dieux', y sera aussitôt que vous. Mais si les dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez le venger, délivrer votre mère, montrer votre sagesse à tous les peuples, et faire voir en vous à toute la Grèce un roi aussi digne de régner que le fut jamais Ulysse lui-même.

Ces paroles étaient salutaires ; mais je n'étais pas assez prudent pour les écouter ; je n'écoutais que ma passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire que j'entreprenais contre ses conseils; et les dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir à me corriger de ma présomption.

Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle était étonnée; elle croyait sentir en lui quelque chose de divin; mais elle ne pouvait démêler ses pensées confuses : ainsi elle demeurait pleine de crainte et de défiance à la vue de cet inconnu. Alors elle appréhenda de laisser voir son trouble. Continuez, dit-elle à Télémaque, et satisfaites ma curiosité? Télémaque reprit ainsi :

Nous eûmes assez longtemps un vent favorable pour aller en Sicile; mais ensuite une noire tempête déroba le ciel à nos yeux, et nous fûmes enveloppés dans une profonde nuit. A la lueur des éclairs, nous aperçumes d'autres vaisseaux exposés au même péril; et nous reconnûmes bientôt que c'étaient les vaisseaux d'Enée : ils n'étaient pas moins à craindre pour nous que les rochers. Alors je compris, mais trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse imprudente m'avait empêché de considérer attentivement. Mentor parut dans ce danger, non-seulement ferme et intrépide, mais encore plus gai qu'à l'ordinaire : c'était lui qui m'encourageait ; je sentais qu'il m'inspirait une force invincible. Il donnait tranquillement tous les ordres, pendant que le pilote était troublé. Je lui disais Mon cher Mentor, pourquoi ai-je refusé de suivre vos conseils? Ne suis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-même, dans un âge où l'on n'a ni prévoyance de l'avenir, ni expérience du passé, ni modération pour ménager le présent? Oh! si jamais nous échappons de cette tempête, je me défierai de moi-même comme de mon plus dangereux ennemi : c'est vous, Mentor, que je croirai toujours.

Mentor, en souriant, me répondait : Je n'ai garde de vous reprocher la faute que vous avez faite; il suffit que vous la sentiez, et qu'elle vous serve à être

quand le péril sera passé, la présomption reviendra peut-être. Maintenant il faut se soutenir par le courage. Avant que de se jeter dans le péril, il faut le prévoir et le craindre; mais quand on y est, il ne reste plus qu'à le mépriser. Soyez donc le digne fils d'Ulysse; montrez un cœur plus grand que tous les maux qui vous menacent.

La douceur et le courage du sage Mentor me charmèrent; mais je fus encore bien plus surpris quand je vis avec quelle adresse il nous délivra des Troyens. Dans le moment où le ciel commençait à s'éclaircir, et où les Troyens, nous voyant de près, n'auraient pas manqué de nous reconnaître, il remarqua un de leurs vaisseaux qui était presque semblable au nôtre, et que la tempête avait écarté. La poupe en était couronnée de certaines fleurs: il se hâta de mettre sur notre poupe des couronnes de fleurs semblables, il les attacha lui-même avec des bandelettes de la même couleur que celles des Troyens; il ordonna à tous nos rameurs de se baisser le plus qu'ils pourraient le long de leurs bancs, pour n'être point reconnus des ennemis. En cet état, nous passâmes au milieu de leur flotte : ils poussèrent des cris de joie en nous voyant, comme en revoyant des compagnons qu'ils avaient crus perdus. Nous fumes même contraints, par la violence de la mer, d'aller assez longtemps avec eux enfin nous demeurâmes un peu derrière; et, pendant que les vents impétueux les poussaient vers l'Afrique, nous fimes les derniers efforts pour aborder à force de rames sur la côte voisine de Sicile.

Nous y arrivâmes en effet. Mais ce que nous cherchions n'était guère moins funeste que la flotte qui nous faisait fuir: nous trouvâmes sur cette côte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs. C'était là que régnait le vieux Aceste, sorti de Troie. A peine fumes-nous arrivés sur ce rivage, que les habitants crurent que nous étions, ou d'autres peuples de l'île armés pour les surprendre, ou des étrangers qui venaient s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau; dans le premier emportement, ils égorgent tous nos compagnons; ils ne réservent que Mentor et moi pour nous présenter à Aceste, afin qu'il pût savoir de nous quels étaient nos desseins, et d'où nous venions. Nous entrons dans la ville les mains liées derrière le dos; et notre mort n'était retardée que pour nous faire servir de spectacle à un peuple cruel, quand on saurait que nous étions Grecs.

On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples, et se préparait à un grand sacrifice. Il nous demanda, d'un ton sévère, quel était notre pays et le sujet de notre

voyage. Mentor se hâta de répondre, et lui dit : Nous venons des côtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là. Ainsi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nous prenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyât dans une forêt voisine, où nous servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses troupeaux.

Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai: O roi! faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si indignement; sachez que je suis Télémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon père dans toutes les mers: si je ne puis le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je ne saurais supporter.

A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple, ému, s'écria qu'il fallait faire périr le fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avaient renversé la ville de Troie. O fils d'Ulysse! me dit Aceste, je ne puis refuser votre sang aux mânes de tant de Troyens que votre père a précipités sur les rivages du noir Cocyte : vous, et celui qui vous mène, vous périrez. En même temps un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise. Leur sang, disait-il, sera agréable à l'ombre de ce héros; Énée même, quand il saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde.

Tout le peuple applaudit à cette proposition, et on ne songea plus qu'à nous immoler. Déjà on nous menait sur le tombeau d'Anchise. On y avait dressé deux autels, où le feu sacré était allumé; le glaive qui devait nous percer était devant nos yeux; on nous avait couronnés de fleurs, et nulle compassion ne pouvait garantir notre vie : c'était fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi. Il lui dit :

Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme. Je vois bien, répondit-il, ô étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités. En même temps il retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les boeufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'étables pour être mis à couvert. C'était de toutes parts des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient, dans ce trouble, un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor était un imposteur, qui avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie.

Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe innombrable de barbares armés : c'étaient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes et sur le sommet d'Acratas, où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor : J'oublie que vous êtes des Grecs; nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont envoyés pour nous sauver je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils; hâtez-vous de nous secourir.

O Aceste ! si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens, ne Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonpeut vous toucher, du moins que votre propre in- ne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, térêt vous touche. La science que j'ai acquise des un casque, une épée, une lance; il range les soldats présages et de la volonté des dieux me fait connaî- d'Aceste; il marche à leur tête, et s'avance en bon tre qu'avant que trois jours soient écoulés vous se- ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courez attaqué par des peuples barbares, qui viennent rage, ne peut dans sa vieillesse le suivre que de loin. comme un torrent du haut des montagnes pour inon- Je le suis de plus près, mais je ne puis égaler sa vader votre ville et pour ravager tout votre pays. Hâ-leur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'imtez-vous de les prévenir; mettez vos peuples sous les armes; et ne perdez pas un moment pour retirer au dedans de vos murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si au contraire elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient.

mortelle égide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidic que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis, il déchire, il égorge, il nage dans le sang; et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient, tremblants, pour se dérober à sa fureur. Ces barbares, qui espéraient de surprendre la

ville, furent eux-mêmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était de mon âge, mais il était plus grand que moi ; car ce peuple venait d'une race de géants qui étaient de la même origine que les Cyclopes. Il méprisait un ennemi aussi faible que moi: mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'écraser dans sa chute; le bruit de ses armes retentit jusques aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins trouver Aceste. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les tailla en pièces, et poussa les fuyards jusque dans les forêts.

Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous, si les vaisseaux d'Énée revenaient en Sicile: il nous en donna un pour retourner sans retardement en notre pays, nous combla de présents, et nous pressa de partir, pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait ; mais il ne voulut nous donner ni un pilote ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la Grèce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien à craindre, et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nous réservaient à d'autres dangers.

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LIVRE II.

Suite du récit de Télémaque. Le vaisseau tyrien qu'il montait ayant été pris par une flotte de Sésostris, Mentor et lui sont faits prisonniers, et conduits en Égypte. Richesses et merveilles de ce pays : sagesse de son gouvernement. Télémaque et Mentor sont traduits devant Sésostris, qui renvoie l'examen de leur affaire à un de ses officiers appelé Méthophis. Par ordre de cet officier, Mentor est vendu à des Éthiopiens qui l'emmènent dans leur pays, et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le désert d'Oasis. Là, Termosiris, prêtre d'Apollon, adoucit la rigueur de son exil, en lui apprenant à imiter le dieu, qui, étant contraint de garder les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie, se consolait de sa disgrace en polissant les mœurs sauvages des bergers. Bientôt Sésostris, informé de tout ce que Télémaque faisait de merveilleux dans les déserts d'Oasis, le rappelle auprès de lui, reconnait son innocence, et lui promet de le renvoyer a Ithaque. Mais la mort de ce prince replonge Télémaque dans de nouveaux malheurs; il est emprisonné dans une tour sur le bord de la mer, d'où il voit Bocchoris, nouveau roi d'Égypte, périr dans un combat contre ses sujets révoltés, et secourus par les Phéniciens.

Les Tyriens, par leur fierté, avaient irrité contre

eux le grand roi Sésostris, qui régnait en Égypte, et qui avait conquis tant de royaumes. Les richesses qu'ils ont acquises par le commerce, et la force de l'imprenable ville de Tyr, située dans la mer, avaient enflé le cœur de ces peuples. Ils avaient refusé de payer à Sésostris le tribut qu'il leur avait imposé en revenant de ses conquêtes; et ils avaient fourni des troupes à son frère, qui avait voulu, à son retour, le massacrer au milieu des réjouissances d'un grand festin. Sésostris avait résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux allaient de tous côtés cherchant les Phéniciens. Une flotte égyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre semblaient fuir derrière nous, et se perdre dans les nues. En même temps nous voyons approcher les navires des Égyptiens, semblables à une ville flottante. Les Phéniciens les reconnurent, et voulurent s'en éloigner: mais il n'était plus temps; leurs voiles étaient meilleures que les nôtres; le vent les favorisait; leurs rameurs étaient en plus grand nombre: ils nous abordent, nous prennent, et nous emmènent prisonniers en Egypte.

En vain je leur représentai que nous n'étions pas Phéniciens; à peine daignèrent-ils m'écouter : ils nous regardèrent comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquaient; et ils ne songèrent qu'au profit d'une telle prise. Déjà nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange de celles du Nil, et nous voyons la côte d'Égypte presque aussi basse que la mer. Ensuite nous arrivons à l'île de Pharos, voisine de la ville de No : de là nous remontons le Nil jusques à Memphis.

Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux auraient été charmés de voir cette fertile terre d'Égypte, semblable à un jardin délicieux arrosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvraient tous les ans d'une moisson dorée sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étaient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein, des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour.

Heureux, disait Mentor, le peuple qui est conduit par un sage roi! il est dans l'abondance; il vit heureux, et aime celui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutait-il, ô Télémaque, que vous devez régner, et faire la joie de vos peuples,

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